À Valenciennes, un lieu d’écoute pour des ados fragiles
Elle raconte à toute vitesse, rit nerveusement et s’en excuse, sa jambe gauche s’affole sous le fauteuil de Skaï marron. La première fois que Mila* a franchi le pas de la porte de la Maison des adolescents de Valenciennes, qu’elle a fait tinter son carillon au timbre léger, elle avait 12 ans. Elle en a 14 à présent, elle est en classe de troisième. C’est une petite brune svelte aux cheveux coupés courts, casque audio autour du cou, jean-baskets. « Je viens ici pour chercher de l’aide, un soutien, parce que je suis devenue violente », lâche-t-elle d’une voix aussi ténue que son regard est fuyant.
Après le confinement du printemps 2020, le retour en cours de la jeune fille, au parcours émaillé de traumatismes, a été très compliqué. « Ma mère ne savait plus quoi faire, elle a fini par appeler ici. Quelqu’un, au collège, lui en avait parlé. Depuis, je squatte la MDA », retrace l’adolescente. Aux professionnelles de la structure d’accueil elle l’a plusieurs fois affirmé : si un tel endroit n’avait pas existé, elle ne serait sans doute « plus là ».
« Nous n’avons pas vocation à faire de prise en charge à long terme, observe Fanny Lamour, psychologue et coordinatrice du lieu. Les jeunes que nous recevons sont dans l’attente d’une prise en charge régulière dans un centre médico-psychologique. Mais depuis deux ans les délais se sont tellement allongés qu’il n’est pas toujours possible de faire autrement… »
Augmentation des demandes. Située en plein centre-ville de la sous-préfecture du Nord aux 44 000 habitants, la maison aux murs de briques rouges, ouverte en septembre 2013, s’élève sur trois étages. Y cohabitent une secrétaire, une infirmière, une assistante sociale, une psychologue et deux éducatrices spécialisées, toutes submergées : la demande a augmenté de plus de 30 % depuis le début de la pandémie de Covid-19, en mars 2020. « Ces deux dernières années, les situations se sont vraiment complexifiées, observe Fanny Lamour. De plus en plus de jeunes ont besoin d’un accompagnement thérapeutique régulier, et parfois même pluridisciplinaire… »
L’équipe, jeune et féminine, peut compter sur le renfort régulier d’une pédiatre et d’un psychiatre. Insuffisant pour faire face aux besoins : avec 795 adolescents ou parents rencontrés en 2022, les troupes de la Maison valenciennoise se sentent un peu dépassées. Lucille Labuszewski, à l’accueil, doit parfois créer une dizaine de nouveaux dossiers par jour.
C’est ici que viennent se réfugier la cyberharcelée dont la photo dénudée circule sur WhatsApp, le phobique scolaire à l’amour-propre anéanti ou l’amoureuse démunie face aux agressions répétées d’un petit ami fan de porno. Composée de deux sites implantés à Maubeuge et Valenciennes, la Maison des adolescents du Hainaut est pilotée par une association forte de 110 établissements et de 3 000 salariés, l’Afeji Hauts-de-France, et financée par l’agence régionale de santé et le département du Nord.
« Le mal-être des ados s’est fortement intensifié ces dernières années, avec une augmentation importante des idées et des gestes suicidaires, notamment chez les filles – elles représentaient 63 % de notre public en 2022. Ce qui se passe chez nous est le reflet exact des statistiques nationales », explique Fanny Lamour. Inflation, réchauffement climatique, guerre en Ukraine… « On voit des jeunes qui n’ont plus foi en l’avenir, qui nous disent : “À quoi bon ?” déplore-t-elle. On est entrés dans une période assez particulière qui déstabilise fortement nombre de parents, alors les enfants… Nous n’avons jamais vu autant d’ados souffrant de troubles anxieux ou de troubles alimentaires, de jeunes qui venaient relater des violences intrafamiliales post-confinement,… »
La Maison des adolescents est accessible aux collégiens, lycéens et jeunes majeurs, avec ou sans rendez-vous. Ils y sont le plus souvent envoyés par du personnel scolaire – des conventions ont été signées entre l’Éducation nationale et les 121 MDA présentes sur le territoire français. Mais aussi par des médecins généralistes ou les services d’urgence. « On essaie de fluidifier nos files d’attente respectives pour être plus efficaces dans le parcours de santé du jeune. À force de devoir répéter leur histoire à un grand nombre de professionnels, certains finissent par en avoir marre, la prise en charge est endommagée. C’est ce qu’on essaie à tout prix d’éviter », fait remarquer Gaëlle Cobbaert, l’assistante sociale.
Être heureux. Le long de la rampe de l’escalier qui mène aux deux salles d’entretiens, au premier étage, flottent des ballons en forme de cœur rouges et roses, vestiges de la « journée love » organisée mi-février pour la Saint-Valentin. Des Post-it collés sur un mur multiplient recommandations et messages de soutien. « J’aimerais retrouver confiance en moi et être heureuse »,« Je sais que c’est dur mais ça va aller, n’aie pas honte, je t’aime »,« N’accepte pas tout par amour »,« Si j’ai envie d’embrasser quelqu’un du même sexe que moi, je le fais ».
Non loin de là, les parents de Safa* attendent, installés, silencieux, sur un canapé rouge et violet. Leur fille de 14 ans, cheveux bruns retenus en une longue queue de cheval et amples vêtements noirs, rencontre pour la première fois Éloïse Noël, l’une des éducatrices spécialisées. Le premier contact téléphonique avec la MDA remonte à un mois – en l’état actuel des forces, impossible de raccourcir ce délai d’attente, au risque de voir des jeunes s’évaporer dans la nature.
Éloïse Noël et Safa* se sont assises face à face dans une petite salle simplement décorée d’une grande affiche du film L’Appel de la forêt et dont la porte est fermée. Sur la table basse qui les sépare est posé un gros bocal de feutres. « Tu préfères parler toi ou que je te pose des questions ? » amorce l’éducatrice de 25 ans, créoles argentées et boots noirs.
Parler. L’adolescente se détend progressivement, raconte avec des mots prudents sa fugue à Paris pour rejoindre son copain, les difficultés avec son père et l’un de ses trois grands frères, sa peur d’être exclue, abandonnée. Sa mère et elle viennent de quitter le domicile familial pour vivre ensemble dans un foyer. D’une voix douce, Éloïse Noël pose des questions, demande des précisions tout en prenant des notes au stylo Bic sur un grand cahier ouvert sur ses jambes croisées.« Si tu devais situer ton moral sur une échelle de zéro à dix ? » sonde la professionnelle. « Trois ou quatre », soupire la jeune fille. « Si tu avais une baguette magique, un souhait, qu’est-ce que ce serait ? »« Retourner en arrière. Durant le confinement, quand tout allait bien et que mon grand-père était encore vivant », glisse Safa* avec émotion. Pendant près d’une heure, Éloïse Noël égrène idées et conseils. « Ça te fait du bien de parler ? »« Oui, répond l’adolescente, je me sens comme si j’avais soufflé… »
Dans la salle d’à côté, Gaëlle Cobbaert termine son rendez-vous avec Elsa*, venue pour la deuxième fois. « Ça fait longtemps que je ne suis pas super bien, murmure la jeune fille déscolarisée, en proie à des idées noires. Mais en sortant d’ici, je me sens mieux qu’avant. »
Faire de son mieux. Le week-end est proche. Toute l’équipe de la Maison, fatiguée, se rassemble dans la salle de réunion du rez-de-chaussée. Le programme des semaines à venir est évoqué : des ateliers de prévention santé organisés avec des partenaires comme le Planning familial du Nord, des groupes de parole à visée thérapeutique, d’autres de sensibilisation autour de la question du sommeil. L’équipe diffuse ces informations sur les réseaux sociaux.
« Les besoins sont tellement énormes, on ne peut pas répondre à tout… Même les associations de parents d’élèves nous contactent désormais », pointe Fanny Lamour. « C’est très frustrant de ne pas pouvoir aider tout le monde, abonde l’infirmière, Anaïs Lecoq. Disons qu’on fait de notre mieux avec ce qu’on a… »
Si elles tiennent le choc même par gros temps, disent-elles, c’est parce que l’ambiance est bonne, que la solidarité entre elles joue à plein. « On est à flux tendu dans des locaux peu adaptés, mal isolés ; ce qu’il nous faudrait, surtout, c’est plus de moyens humains », rêve à voix haute la coordinatrice de la structure, qui multiplie les projets tout en craignant l’essoufflement généralisé. Leur respiration, elles la reprennent au contact de celles et ceux qui passent à l’accueil juste pour dire bonjour, donner de bonnes nouvelles ou présenter un bébé. Et en relisant tous les petits mots qui courent le long des murs de la Maison. « Mon cœur est un peu brisé, est-il écrit sur l’un d’eux. Mais parfois, grâce à la MDA, il peut se réparer. » §
* Les prénoms ont été modifiés.
Que faire, où s’adresser ?
« On n’interroge pas assez les enfants sur leurs états émotionnels », regrette le Pr Richard Delorme, chef du service de pédopsychiatrie à l’hôpital Robert Debré (AP-HP). Certes, la crise d’adolescence existe, mais les parents doivent se faire confiance. « Si un père ou une mère perçoit que son enfant a des idées suicidaires, en général c’est que ce dernier y pense déjà depuis très longtemps. Il le vit comme un secret. Ne pas hésiter à en parler directement, interroger son enfant, est un élément de prévention important. » En plus d’une consultation chez le pédiatre ou le généraliste, les parents peuvent se tourner vers les CMPP et des sites de conseils validés :
clepsy.fr Des informations pratiques pour accompagner les familles, mises en ligne par l’équipe de l’hôpital Robert-Debré ;
fdcmpp.fr La liste de tous les centres médico-psychopédagogiques en France ;
pharmacologie.sfpeada.fr Une revue détaillée des médicaments disponibles, rédigée par la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et disciplines associées.
Vincent Boisot/Riva Press POUR « LE POINT » (x3)
Source: lepoint.fr