Manifestation interdite ou spontanée, « technique de la nasse », motifs d’interpellations… les réponses à vos questions sur les droits des manifestants
Depuis le recours à l’article 49.3 de la Constitution pour faire adopter la réforme des retraites sans vote, jeudi 16 mars, les manifestations se sont multipliées dans toute la France. Des rassemblements le plus souvent spontanés lors desquels les tensions entre manifestants et forces de l’ordre ont été plus fortes que lors des précédentes journées organisées par les syndicats.
De jeudi à mardi, 790 personnes ont été interpellées rien qu’à Paris. Manifestations interdites, encerclement de manifestants par les forces de l’ordre, gardes à vue sans motif réel… avocats, associations et syndicats dénoncent ces derniers jours des décisions destinées à dissuader les rassemblements.
Sur quels critères les autorités peuvent-elles interdire une manifestation ?
La liberté de manifester est garantie par le droit, mais elle est aussi soumise à un encadrement précis. Si une manifestation n’a pas à être autorisée, elle doit cependant faire l’objet d’une déclaration en mairie (ou auprès de la préfecture de police à Paris) au moins trois jours avant la date du rassemblement. Ce délai minimum permet aux autorités de valider la demande, le parcours de la manifestation et son encadrement, afin de garantir la sécurité sur la voie publique.
La plupart du temps, ces démarches suffisent : le maire en informe le préfet dans les vingt-quatre heures. Toutefois, les autorités publiques, c’est-à-dire la préfecture de police à Paris, les maires ou préfets ailleurs, se réservent le droit de discuter ou d’interdire toute manifestation s’ils craignent des atteintes à la sécurité ou des troubles graves à l’ordre public.
C’est ce qui a été invoqué à Paris par la préfecture de police pour prohiber via un arrêté les rassemblements place de la Concorde le 16 mars. Ces motifs ont été contestés auprès du tribunal administratif, qui a donné raison aux organisateurs de l’événement.
A nouveau, les rassemblements place de la Concorde ont été déclarés illégaux pendant les jours suivants par la préfecture via des arrêtés. Dans la pratique, des lignes rouges ont été dessinées par l’exécutif, comme en témoigne un représentant syndical des CRS auprès de Mediapart : « La priorité pour [Gérald] Darmanin [ministre de l’intérieur], c’est de sécuriser Paris et les sites institutionnels sensibles comme l’Elysée ». Braver une interdiction de rassemblement revient, pour les organisateurs, à s’exposer à une amende 7 500 euros et six mois d’emprisonnement.
A-t-on le droit de participer à une manifestation « sauvage » ou spontanée ?
Les termes « manifestation sauvage » ou « manifestation spontanée » n’ont pas d’existence légale.
On l’a vu, les organisateurs d’une manifestation non déclarée ou interdite peuvent être punis de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende. Pour les participants, la loi distingue plusieurs cas de figure.
Le fait de participer à une manifestation malgré son interdiction est passible d’une contravention de quatrième classe (soit une amende forfaitaire de 135 euros), depuis un décret pris par le gouvernement en mars 2019, en plein mouvement des « gilets jaunes ».
Si la manifestation n’a pas été interdite, « aucune autre disposition légale ou réglementaire n’incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée », a rappelé la Cour de cassation en juin 2022. Personne ne peut donc se faire interpeller ou verbaliser uniquement pour avoir participé à une manifestation non déclarée. Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a ainsi eu tort d’affirmer mardi 21 mars qu’« être dans une manifestation non déclarée est un délit, (qui) mérite une interpellation ».
Cependant, que le rassemblement soit déclaré ou non, interdit ou pas, il peut être reproché à des manifestants de participer à un attroupement, c’est-à-dire « tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public », tel que défini par l’article 431-3 du code pénal. Les forces de l’ordre, par la voix du préfet ou d’officiers, sont censées effectuer deux sommations de dispersion sans effet, avant d’utiliser la force contre cet attroupement, sauf si elles ont été elles-mêmes préalablement attaquées. Le fait de continuer volontairement à participer à un attroupement après les sommations est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
La participation à un attroupement fait partie des motifs réguliers de placement en garde à vue des manifestants interpellés lors de la contestation actuelle, notamment à Paris, dont la majorité sont relâchés sans aucune poursuite, témoignent Me Raphaël Kempf et Me Alice Becker, membres d’un collectif informel d’avocats qui assistent les manifestants depuis le début des incidents. Les avocats dénoncent notamment le fait que la notion de « trouble à l’ordre public » soit « extrêmement malléable et floue » et puisse servir à interpeller massivement des manifestants.
Pour quelles raisons un manifestant peut-il être interpellé ?
Si la manifestation est déclarée en préfecture et non interdite, un manifestant peut être interpellé et placé en garde à vue uniquement s’il est soupçonné d’avoir commis une infraction caractérisée (port d’arme prohibé, outrage envers un policier, participation à un attroupement malgré sommations de se disperser…), des dégradations ou des violences.
Les manifestants peuvent aussi être placés en garde à vue pour « participation à un groupement en vue de la préparation de violences, destructions ou dégradations ». Cette dernière infraction, créée en 2010 avec la loi dite Estrosi pour réprimer les violences entre bandes et dans les stades, est largement utilisée lors de manifestations. C’est l’une des infractions le plus souvent reprochées lors des arrestations de manifestants contre le 49.3.
Dans un rapport publié en 2021, Amnesty international considérait pourtant déjà que « la formulation vague de cette disposition a permis aux autorités d’arrêter des manifestant·e·s et de les placer en garde à vue de manière arbitraire ». « Dans de nombreux cas, les forces de l’ordre et les autorités judiciaires ne disposaient pas de suffisamment d’éléments pour raisonnablement penser que ces personnes avaient contribué à des violences préparées par un groupe », écrivait l’ONG.
L’ensemble des personnes interpellées ne sont pas systématiquement placées en garde à vue. Pour celles qui le sont, les procédures peuvent soit être classées sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée ou absence d’infraction, soit aboutir à un rappel à la loi ou à un jugement.
Sur les 425 personnes placées en garde à vue lors des trois premières soirées de manifestations spontanées à Paris, du jeudi 16 au samedi 18 mars, seules 52 ont finalement fait l’objet de poursuites, selon le parquet de Paris.
« Ces chiffres montrent que les forces de sécurité intérieure utilisent très abusivement la garde à vue, déclinaison concrète d’une volonté politique de museler la contestation en brisant les manifestations en cours et en dissuadant – par la peur – les manifestations futures », a dénoncé dans un communiqué le Syndicat de la magistrature, classé à gauche. Un groupe d’avocats entend déposer une plainte collective pour « détention arbitraire » et « entrave à la liberté de manifester ».
En cas d’arrestation, quels sont les droits du manifestant ?
Toute personne interpellée a le droit de connaître les raisons de sa détention, peut faire appel à un avocat et être examinée par un médecin. Elle a également le droit de garder le silence face aux questions des forces de l’ordre.
Après une interpellation, un manifestant arrêté sera présenté à un officier de police judiciaire, qui a seul le pouvoir de le placer en garde à vue après lui avoir signifié ses droits. Hors criminalité organisée ou terrorisme, la durée de la garde à vue est de 24 heures, renouvelable une fois (soit 48 heures maximum).
Si à la fin de la garde à vue le procureur de la République estime disposer d’éléments probants suffisants démontrant que le manifestant a commis une infraction, il est vraisemblable qu’il décide de le déférer devant un tribunal, le plus souvent en comparution immédiate (qu’il est possible de refuser, mais au risque de rester détenu dans l’attente du procès).
Les policiers ont-ils le droit d’encercler les manifestants par la « technique des nasses » ?
« Encerclement », « nasse », « encagement »… tous ces termes désignent la technique utilisée par les forces de l’ordre pour encercler un groupe de manifestants dans un périmètre donné. En 2021, le Conseil d’Etat avait demandé la suppression de cette « technique des nasses » prévue par le schéma national du maintien de l’ordre pour contrôler, interpeller ou prévenir la poursuite de troubles à l’ordre public.
« Si cette technique peut s’avérer nécessaire dans certaines circonstances précises, elle est susceptible d’affecter significativement la liberté de manifester et de porter atteinte à la liberté d’aller et venir », avait estimé la plus haute juridiction administrative. Le Conseil d’Etat avait ainsi annulé ce point « car rien ne garantit que son utilisation soit adaptée, nécessaire et proportionnée aux circonstances ».
A la suite de cette décision, le ministère de l’intérieur avait dû mettre à jour son schéma national du maintien de l’ordre en décembre 2021 en précisant que l’encerclement d’un groupe de manifestants doit « systématiquement ménager un point de sortie contrôlé pour ces personnes ». Le nouveau texte précise que cette « technique de la nasse » ne peut être utilisée que « pendant une durée strictement nécessaire et proportionnée » et doit dans tous les cas être levée dès la fin de la manifestation ou de l’attroupement. Ces critères restent toutefois trop vagues pour de nombreux juristes.
Après les rassemblements contre le recours au 49.3, plusieurs manifestants ont cependant témoigné avoir été encerclés sans la possibilité de quitter cette « nasse ». Un joggeur en tenue de sport s’est notamment retrouvé encerclé avec des manifestants près de la place de la Concorde jeudi 16 mars : après s’être vu interdire de quitter le secteur, il a été placé en garde à vue avant d’être libéré sans poursuites le lendemain.
Un manifestant peut-il refuser une fouille ?
Un policier a le droit de demander à fouiller un sac, en particulier lors d’une manifestation. En cas de refus, il a également le droit d’amener la personne au poste, mais doit obtenir une réquisition du parquet pour aller plus avant dans la fouille de ses objets. Un procès-verbal doit également être établi, que le manifestant peut refuser de signer.
Un policier peut aussi utiliser la palpation de sécurité (au-dessus des vêtements) sur un manifestant et une fouille au corps (sous les vêtements), mais il est obligatoire qu’elle soit effectuée par une personne de même sexe. Dans le cas de la fouille au corps, il faut en outre qu’il y ait soit un flagrant délit, soit l’ouverture d’une enquête et le consentement de la personne.
En revanche, un policier ne peut pas pratiquer de fouille dans le corps, seul un médecin peut la réaliser, et uniquement dans le cadre d’une garde à vue après un crime ou un flagrant délit. Les fouilles génitales décrites par plusieurs étudiantes en marge du rassemblement à Nantes le 14 mars sont donc susceptibles d’être qualifiées d’agression sexuelle.
Un manifestant peut-il refuser un contrôle d’identité ?
Dans la rue, seul un policier ou un gendarme peut légitimement demander à contrôler les papiers d’identité d’une personne. Personne n’est obligé d’avoir en permanence sa carte d’identité sur soi, mais l’on doit pouvoir justifier de son identité. En cas de refus, les forces de l’ordre ont le pouvoir de conduire l’individu au poste de police pour une vérification qui dure quatre heures maximum.
Un manifestant interpellé peut-il refuser de donner ses empreintes digitales ?
Un officier de police judiciaire peut relever les empreintes digitales, palmaires et prendre des photographies de toute personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction. Ces relevés permettent aux policiers de consulter et d’alimenter des fichiers de police, tels que le fichier automatisé des empreintes digitales (FAED). Le refus de se soumettre à ces prélèvements est un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
« Pour s’opposer au fichage systématique et parce qu’ils se considèrent comme innocents, certains manifestants refusent de donner leurs empreintes », expliquent Me Kempf et Me Becker. Ils dénoncent un « chantage aux empreintes » de plus en plus courant de la part du parquet, avec des menaces de poursuite en cas de refus alors même que le délit initial qui était reproché au mis en cause a été abandonné.
Lorsque la prise d’empreintes digitales constitue l’unique moyen d’identifier une personne entendue pour un crime ou un délit puni d’au moins trois ans d’emprisonnement, cette opération peut être effectuée sans le consentement de cette personne, c’est-à-dire sous la contrainte. Mais celle-ci doit se faire sur la base de motifs précis et en présence d’un avocat, a rappelé la bâtonnière du barreau de Rennes, Catherine Glon, dénonçant des relevés d’empreintes imposés hors cadre légal après des manifestations contre le 49.3 à Rennes.
En cas de prise d’empreintes jugée abusive par un citoyen, il est possible de faire une demande d’effacement au procureur de la République ; face à un refus ou en l’absence de réponse dans un délai de trois mois, un recours peut être formé devant le juge des libertés et de la détention.
A noter que des manifestants soupçonnés d’atteintes aux personnes ou aux biens peuvent voir leurs empreintes génétiques également relevées. Dans ce cas, le refus de se soumettre à un prélèvement d’ADN est puni d’un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Plusieurs avocats regrettent que des manifestants prononçant ce refus se retrouvent poursuivis au tribunal pour ce délit, alors même que l’infraction initiale susceptible de leur être reprochée a été abandonnée.
Est-ce utile d’enregistrer des vidéos en cas d’altercation avec les forces de l’ordre ?
Rien n’interdit de filmer l’action des forces de l’ordre, y compris lors d’une arrestation – contrairement à ce qu’avait voulu l’exécutif avec la loi « sécurité globale » de 2020, censurée sur ce point par le Conseil constitutionnel. Les policiers ne bénéficient pas de protection particulière en matière de droit à l’image et ne peuvent pas saisir un appareil photo, une caméra ou leur contenu.
Seule la diffusion d’images de personnes menottées, pouvant porter atteinte à leur dignité, est interdite sans leur accord. Utiles pour documenter les violences policières, ces images peuvent aussi être utilisées dans le cadre d’une enquête : de Cédric Chouviat à Olivier Béziade, les documents sonores et/ou vidéo se révèlent parfois cruciaux pour établir la véracité des faits.