« Le Sauvage et le Politique », d’Edouard Jourdain : un autre regard sur la civilisation

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Livre. Le titre du dernier essai d’Edouard Jourdain apparaît comme un signe des temps. Il y a peu, Le Sauvage et le Politique (PUF, 408 pages, 23 euros) aurait certainement camouflé une ethnologie de mœurs exotiques, ou une variation sur quelque menace barbare. Mais plus maintenant, ni ici : le sauvage dont nous parle ce chercheur en théorie politique à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et à Polytechnique n’a rien de péjoratif. Ces diverses sociétés sans Etat (antérieures à son apparition vers 3 100 avant notre ère ; communautés qui ont vécu en marge de celui-ci ; peuples autochtones) ne constituent pas le stade arriéré de la civilisation moderne, mais une altérité féconde pour la comprendre.

Quelques décennies de sciences sociales sont passées par là, et en particulier l’anthropologie anarchiste dans laquelle se situe ce chercheur, qui vient par ailleurs de publier Géopolitique de l’anarchisme. Vers un nouveau moment libertaire (Le Cavalier bleu, 176 pages, 20 euros). Ce courant, né dans les années 1970 avec les travaux de Pierre Clastres (1934-1977) et Marshall Sahlins (1930-2021), puis porté par David Graeber (1961-2020) et James Scott (né en 1936), s’est attaché à remettre en cause deux fondements de nos sociétés que sont l’Etat et l’économie marchande. C’est en héritier revendiqué de ces auteurs qu’Edouard Jourdain propose cette vaste synthèse des derniers grands travaux d’anthropologie critique, dont le mérite est de revivifier le débat sur les évidences politiques de la « civilisation ».

Symétrie originelle

La comparaison est possible, car il existe une symétrie originelle entre les sociétés avec et sans Etat. Les chefs des tribus amazoniennes comme ceux des Etats-Unis doivent en effet répondre au même impératif : instituer un ordre pour conjurer l’autodestruction, autrement dit la guerre civile, qui menace toute communauté. Cette nécessité fonde « la » politique, sur laquelle se greffe « le » politique, c’est-à-dire les formes conjoncturelles qui la traduisent. Sur cette base, le philosophe déploie dix stimulants chapitres, réfléchissant à la violence, au rôle des chefs et des rites, ou encore aux conséquences de l’apparition de stocks. Ceux-ci, qui rendent possibles les Etats en permettant la capture fiscale d’un surplus récurrent, ont suscité l’invention de l’écriture, mais aussi jeté les bases de sociétés structurellement inégalitaires.

S’ils reposent sur des généralisations qui tendent à parfois les essentialiser, ces regards depuis le sauvage éclairent autrement les fondements qui semblent indiscutables de notre modernité politique. Celle-ci a certes permis « certaines formes d’émancipation », mais Edouard Jourdain considère aussi que nos sociétés se caractérisent par une « monopolisation » extrême des pouvoirs (Etat, marché, religion), dont les institutions règnent de façon écrasante sur la communauté en devenant « autonomes et échappant alors à leur sujet instituant ». L’auteur de Théologie du capital (PUF, 2021) appelle ainsi à les « domestiquer en reprenant le pouvoir sur elles », et à considérer les formes de « conjurations sauvages » comme des ressources pour s’y atteler.

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