Françoise Gilot, la femme « qui a dit non » à Picasso
Claude Arnaud rencontrait, en 1999, la peintre et écrivaine française, compagne de Pablo Picasso de 1944 à 1953, disparue, mardi 6 juin, à l’âge de 101 ans à New York.
Par Claude Arnaud

© Jean-Pierre Muller/AFP
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C‘était au printemps 1999, alors que j’écrivais la biographie de Cocteau (Gallimard, 2003), que j’eus la chance de rencontrer Françoise Gilot dans son atelier parisien de l’avenue Junot (18e arrondissement). Vivant surtout aux États-Unis, l’ex-compagne de Picasso approchait des 80 ans, mais restait d’une beauté frappante.
Toujours aussi active, elle avait pris toute une journée pour m’évoquer la relation de très grande affection qu’elle avait eue avec Cocteau – le seul des amis de Picasso qui ne l’avait pas rejetée après leur séparation. Et j’avais pu mesurer cette intelligence lumineuse qui avait frappé Picasso durant la guerre, en 1943 plus précisément, où il avait commencé de la fréquenter, après l’avoir croisée par hasard au Catalan.
Elle avait alors 21 ans, lui quarante de plus. Elle gagnait sa vie en donnant des cours d’équitation et commençait à peindre, avec son amie Geneviève : il se rendit aussitôt à la galerie exposant les deux jeunes femmes et approuva. Gilot admire le travail de Picasso, mais elle le place un peu moins haut que Bonnard ou Matisse. L’Espagnol lui interdit d’aller dans l’atelier du premier et lui présente en échange le second, qui esquisse son portrait.
Il n’a qu’une idée : en faire sa compagne alors qu’il s’éloigne de Dora Maar. Elle rechigne, en vraie amazone. Il s’emporte, personne ne lui dit non d’ordinaire, mais elle a du caractère, au point de s’être brouillée avec son père, un bourgeois parisien exigeant qu’elle poursuive son droit.
Délaissant Dora Maar, « la femme qui pleure », Picasso fait d’elle « la femme-fleur » de toutes ses toiles. Il agit si bien qu’elle accepte, en 1946, de vivre avec lui, sans trop s’illusionner sur les difficultés qui l’attendent – « Tu ne comptes pas plus pour moi que cette poussière » l’a-t-il prévenue à son arrivée dans l’atelier de la rue des Grands-Augustins.
Rencontre exaltante
Ils s’installent à Vallauris, près de Golfe-Juan (Alpes-Maritimes). Deux enfants naissent : Claude (1947) et Paloma (1949). Ils travaillent chacun dans leur atelier, en parallèle décalé, jusqu’à douze heures par jour. Elle qui pensait rejoindre un groupe de peintres mené par Nicolas de Staël se rapproche de sa façon de peindre – Dora connut la même contamination.
Bien décidée à ne pas devenir « la 7e femme de Barbe bleue », elle veille d’autant plus à garder son indépendance. Elle rechigne à poser pour lui, de crainte de devenir sa « chose » et de finir en charpies sanguinolentes, comme les autres. Sa résistance exacerbe la libido dominandi de l’Espagnol, qui la rebaptise « la femme qui dit non ». Il se venge en la trompant ? Elle devient la maîtresse d’un jeune peintre, Luc Simon : dent pour dent…
À LIRE AUSSIPablo Picasso : sa fille se confie sur leur relation pour les 50 ans de sa mortGilot part en 1953 avec leurs deux enfants. Picasso enrage, mobilise tous ses réseaux, exige de la galerie Louise Leiris qu’elle cesse de la représenter. Elle prend un atelier à Londres, donne vie à un nouvel enfant, c’en est trop pour l’Ogre, qui fulmine. Elle ne cessera plus de peintre, mais la gloire de Picasso est si envahissante qu’elle sort des radars.
Jusqu’à ce jour de 1964 où est publié Vivre avec Picasso, un livre coécrit avec un critique d’art dans lequel elle raconte leur rencontre exaltante, leur quotidien difficile, la nature à la fois vorace et mélancolique d’un peintre que rien ne satisfait. C’est un immense scandale et un énorme succès (16 traductions, un million d’exemplaires vendus).
Intelligence esthétique
D’Aragon à Leiris, le Tout-Paris pétitionne pour faire interdire un livre qui anticipe sur la relecture féministe que Picasso subit désormais, mais avec une intelligence esthétique qui manque parfois à celle-ci, et que Gilot confirme en publiant, en 1991, Matisse et Picasso.
Alors qu’elle se pensait détestée des Français, François Gilot bénéficie enfin, tout comme Dora Maar, d’expositions personnelles en France : à Nîmes en 2004 puis en 2012, sous la direction d’Annie Maillis, et en 2021 au musée Estrine de Saint-Rémy-de-Provence.
À LIRE AUSSIPeut-on encore montrer Picasso ? Elle publie un livre d’entretiens Dans l’arène avec Picasso (Indigène Éditions, 2004), toujours avec Annie Maillis, qui signe un documentaire produit par Arte et visible en VOD, Pablo Picasso et Françoise Gilot – La femme qui dit non.
La même année, un de ses tableaux vendu 1,3 million de dollars (1,2 million d’euros) par Sotheby’s. Elle vient de mourir à 101 ans, le début d’une seconde vie, à n’en pas douter. Loin de l’ombre d’un peintre qu’elle refusait de réduire à un simple violeur, sans rien cacher de sa monstruosité.
À voir
- « Pablo Picasso et Françoise Gilot – La femme qui dit non », documentaire écrit par Annie Maïllis et réalisé par Sylvie Blum, 2020, disponible sur arte.fr jusqu’en décembre 2023 puis en VOD.
- En novembre 2022, l’écrivaine Maryse Condé avait rendu hommage à Françoise Gilot au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille.
À lire
- « Vivre avec Picasso », de Françoise Gilot, 10/18, janvier 2006, 384 pages, 10,10 euros.
- « Pablo Picasso & Françoise Gilot – La Méditerranée réenchantée », Éditions Odyssées, mars 2018, 180 pages, 35 euros.
- « Dans l’arène avec Picasso », de Françoise Gilot et Annie Maïllis, Indigène Éditions, mars 2004, 206 pages, 40 euros.