D’où vient le retour en grâce du pantalon cargo ?

Get real time updates directly on you device, subscribe now.




Admettez que c’est troublant. Alors que le conflit en Ukraine s’enlise, que le retour de la guerre en Europe et dans nos vies est asséné de toutes parts, le pantalon cargo – ce baggy militaire à 4, 6 ou 8 poches – envahit les rues des grandes villes et les pages mode des magazines. Manifestation maladroite d’un soutien populaire occidental qui cherche désespérément à s’incarner ? Hommage à un Volodymyr Zelensky devenu icône, à l’uniforme facilement identifiable et reproductible ? Fulgurance visionnaire et funeste des cabinets de tendance, qui auraient, les premiers, vu la guerre arriver ? Simple coïncidence ? Derrière le phénomène du « cargo pants », il y a un peu de tout ça. Loin d’être anodin ou superficiel, ce retour à l’uniforme dit beaucoup de la période que nous traversons.

Pour ceux qui ne seraient pas entrés récemment dans l’un des temples de la fast fashion, rappelons brièvement que pantalon cargo (qui appartient à la famille des battle dress et treillis) est un pantalon large à poches latérales, qui voit le jour dans les années 1930, dans les rangs de l’armée britannique d’abord, avant d’être adopté beaucoup plus largement durant la Seconde Guerre mondiale. Ses grandes poches symétriques doivent contenir munitions, vêtements, ravitaillements ou objets de toutes sortes.

Exclusivement masculin au départ, il intègre progressivement le vestiaire féminin, appelant à notre bon souvenir la Jennifer Lopez de « Jenny From the Block », arborant fièrement le sien au début des années 2000 dans les rues du Bronx. Du vestiaire militaire, il est très vite passé au vestiaire dit « utilitaire » et figure parmi les pièces maîtresses de la tendance « Gorpcore » – soit le détournement de vêtements techniques en milieu ordinaire où ils deviennent des pièces tendance.

À LIRE AUSSIL’été au bureau : l’épineuse question du dress code

Depuis quelques mois, ce pantalon à la forme approximative et aux couleurs camouflages connaît un succès fulgurant. Selon Stylight, plateforme de veille consacrée aux tendances de la mode en ligne, les recherches concernant les « cargo pants » auraient bondi de 60 % cet hiver, devancés par leurs proches cousins, les « parachute pants », qui ont vu leur popularité augmenter de 977 % sur la même période (gageons qu’ils partaient de très bas). Il fait fureur sur le réseau social TikTok (1,6 milliard de vues pour la recherche « cargo pants ») et toutes les célébrités ont désormais le leur.

Ce raz de marée donne lieu à des débats de société qui en disent long sur les interrogations existentielles de notre temps : « Comment le porter après 50 ans ? » ; « Faut-il laisser dépasser son caleçon pour un effet bouffant du meilleur goût ? ». Pas une marque n’est passée à côté : des maisons de luxe – Louis Vuitton propose le sien en coton doré métallisé réfléchissant, avec des poches incrustées de broderies scintillantes – aux enseignes de prêt-à-porter (près de 90 modèles sont proposés en ce moment par la seule marque H & M).

Fascination pour la guerre

Leur omniprésence dans un espace public lui-même saturé par l’idée de guerre a quelque chose de troublant. Sans établir de corrélation directe, par essence artificielle et contestable, entre le conflit en Ukraine et l’ampleur du phénomène, cette coïncidence nous dit néanmoins quelque chose. Il y a dans le port de ce pantalon, issu du vestiaire militaire et apparenté à l’uniforme, comme un pied de nez à la mode elle-même, qui valorise la singularité et la créativité, l’originalité plutôt que l’uniformité.

La réappropriation de vêtements militaires par le vestiaire civil n’est pas un phénomène nouveau, loin de là, mais ses ressorts ont varié dans l’histoire récente. Comme le rappelait l’historienne spécialiste de ces questions Odile Roynette, dans une interview avec le président de l’école Polytechnique : « Les mondes militaires constituent malgré tout une forme de modèle pour le civil. L’armée promeut, expérimente, se fait le laboratoire du progrès, et ce dans différents domaines comme le vêtement ou la médecine. »

À LIRE AUSSILa glacière : du pique-nique au bitume

Longtemps, cet entremêlement procède de la contre-culture, antimilitariste, qui fait du port du treillis ou du caban une pratique subversive, un renversement de l’univers militaire et de ses valeurs. Dans le Londres des années 1960, les Mods se réapproprient la veste kaki de l’armée pour mieux dénoncer la guerre au Vietnam, comme le feront d’ailleurs les jeunes Américains en arborant la veste mythique « M-65 », conçue pour cette même guerre et portée par ses détracteurs pour mieux la dénoncer.

D’objet confidentiel à objet populaire

Aujourd’hui, cette pratique relève d’une dynamique tout à fait différente. Elle est d’abord beaucoup plus répandue, ce qui dilue de fait tout message politique ou revendication. Elle a ensuite perdu de sa dimension subversive, de grands couturiers mainstream s’appropriant ses codes – souvenons-nous des tambours de la Garde républicaine qui rythmaient le premier défilé Celine d’Hedi Slimane en 2018.

À LIRE AUSSIZFE, OQTF, PTZ… Comment les acronymes abîment le monde

Mais cette réappropriation du vestiaire militaire n’est jamais totalement neutre ou banale non plus. L’uniforme, le treillis, la parka comme le pantalon cargo donc renvoient, plus ou moins consciemment, à l’esprit de corps et à la solidarité, à la résilience et à la cohésion du groupe. Un groupe d’autant plus vaste qu’il inclut désormais très largement les femmes, qui sont les premières à le porter. Comme l’écrit le sociologue Alexandre Rigal : « L’uniforme est cet objet qui traduit le conflit entre singulier et collectif. La subjectivité du sujet disparaît, recouverte par l’uniforme, mais celui-ci est aussi couvert par lui, comme protégé par le collectif, à la fois repère rassurant et objet oppressif. »

Bien sûr, tout cela est inconscient, diffus et ponctuel, mais dans les périodes d’incertitude que nous traversons, le choix de ce vestiaire – qui est celui du combat mais aussi celui du corps et de l’unité – ne peut être considéré comme totalement anodin. Excès d’optimisme, naïveté, déconnexion ? Il y a sûrement un peu de tout ça dans cette lecture, mais pour peu qu’elle ait une part de vérité – même minime ou involontaire – nous aurions tort de ne pas le porter.

*Blanche Leridon est directrice éditoriale de l’Institut Montaigne, en charge des questions démocratiques et institutionnelles




Source link