à Juno Beach, en Normandie, la mémoire vive du Débarquement des Canadiens | EUROtoday

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De notre envoyée spéciale à Courseulles-sur-Mer – Aux côtés des troupes britanniques et américaines, 14 000 volontaires canadiens ont participé en 1944 au Débarquement de Normandie, à Juno Beach. Dans la région, certains Normands ont fait de leur mission de sauvegarder et transmettre leur histoire, moins connue que celle des autres alliés. Rencontres. 

Le 6 juin 1944, à l’aube, 14 000 soldats canadiens débarquent sur la plage normande de Juno Beach. Leur objectif : braver le feu de l’ennemi allemand pour prendre le contrôle de cette bande de sable de huit kilomètres allant de Courseulles-sur-Mer à Saint-Aubin-sur-Mer, puis avancer dans les terres pour libérer Caen. Après plus d’un mois de combats sanglants pour parcourir à peine une vingtaine de kilomètres, la ville tombe finalement aux mains des alliés canadiens et britanniques les 9 et 10 juillet 1944. 

Au whole, quelque 359 Canadiens furent tués pour le seul jour du Débarquement et plus de 5 000 moururent entre le Débarquement et la bataille de Normandie, qui s’est poursuivie jusqu’à la libération de Paris, le 25 août 1944. Aujourd’hui, la plupart reposent toujours à quelques mètres des champs de bataille, dans les cimetières de guerre canadiens de Bretteville-sur-Laize et de Bény-sur-Mer, dans le Calvados. 

Alors que la Normandie s’apprête à commémorer les 80 ans du Débarquement, au cimetière de Bény-sur-Mer, on s’affaire en ce mois de mai aux derniers préparatifs pour rendre un hommage spécifique aux soldats canadiens, souvent moins mis en avant que les alliés britanniques et américains

Le cimetière canadien de Bény-sur-Mer, en Normandie, se prépare aux commémorations des 80 ans du Débarquement, le 15 mai 2024.
Le cimetière canadien de Bény-sur-Mer, en Normandie, se prépare aux commémorations des 80 ans du Débarquement, le 15 mai 2024. © Cyrielle Cabot, France 24

“Cette année, le mot d’ordre est la transmission aux générations futures”, explique Carl Liversage, chargé des préparatifs pour les cérémonies du D-Day, en parcourant les longues allées des quelque 2 000 tombes fleuries qu’il connaît par cœur. “Pour ces commémorations, nous aurons encore 15 vétérans canadiens avec nous. Mais nous sommes conscients que, bientôt, ces derniers témoins ne seront plus là. Il nous faut donc passer le relais de la mémoire à la jeune génération.”

Ainsi, cette année, les jeunes seront au centre des cérémonies : entre le 4 et le 6 juin, un millier d’élèves normands et plusieurs centaines d’élèves canadiens allumeront 25 000 bougies sur les tombes des différents cimetières du Commonwealth situés en Normandie. D’autres réciteront des poèmes et des textes écrits en hommage aux soldats. “Ils deviendront des passeurs de mémoire à leur tour”, résume Carl Liversage.

Une initiative largement saluée et soutenue par les maires des communes de Bény-sur-Mer et Reviers sur lesquelles se trouve le cimetière. “Notre histoire et celle des Canadiens est liée. C’est un sentiment très fort en Normandie. Donc c’est important que les jeunes l’apprennent, qu’ils connaissent le destin de ces soldats et que leur nom continue à vivre”, insiste Daniel Guérin, “enfant de la commune”, édile de Reviers depuis 1987. 

“Quand on a 10 ans, ça frappe !”

Au-delà de ces commémorations annuelles, plusieurs voix, comme celles de Carl Liversage et de Daniel Guérin, œuvrent au quotidien et depuis de nombreuses années pour faire vivre la mémoire des soldats canadiens du Débarquement. 

Parmi eux, Michel Le Baron. À 90 ans et malgré sa santé fragile, ce Normand met un level d’honneur à raconter son histoire à quiconque voudrait l’entendre. Le 6 juin 1944, il avait 10 ans. “J’étais à l’école, interne, en plein centre de Caen. Les autres élèves et moi nous sommes cachés dans le réfectoire, sous des tables”, raconte-t-il. De cette journée, il se souvient “des bruits”, “des grondements” des frappes alliées et de son “incompréhension” d’enfant.

En plein cœur de la bataille de Normandie, le “gamin” quitte l’école et rentre chez lui quelques jours plus tard “sous les bombes et les avions”. Au domicile familial, il faut apprendre à cohabiter avec des Allemands qui occupent une partie des lieux. “Quand on a 10 ans, tout ça, ça frappe !”, résume-t-il, un sourire en coin.

Au milieu de ces souvenirs qu’il admet “flous”, un événement va profondément marquer sa vie. “Un soir, un pilote est tombé d’un avion avec son parachute, en plein milieu de la campagne. Nous l’avons tous vu, civils comme soldats”, raconte-t-il. Son père, qui connaissait particulièrement bien la zone, le retrouve en premier, décide de l’aider et de le cacher. D’abord en secret, jusqu’à ce que Michel, avec sa curiosité d’enfant, décide de suivre son père jusqu’à la cachette. “Ce jour-là, je m’en souviendrai toute ma vie. Il m’a dit : ‘Tu te souviens du pilote qui est tombé ? Il est ici. C’est un soldat canadien. Nous allons l’aider mais tu ne dois le dire à personne, même pas à ta mère.”

Grâce à l’aide du père et du fils Le Baron, le soldat canadien survit à la bataille de Normandie et restera toute sa vie en contact avec ses bienfaiteurs. “Et moi, c’est cela qui m’a décidé à consacrer ma vie à honorer la mémoire des Canadiens du Débarquement.” 

Par la suite, Michel Le Baron devient conseiller municipal puis maire de la commune de Cintheaux, où se trouve le cimetière canadien de Bretteville-sur-Laize. “On était au début des années 1970, c’était le cimetière militaire canadien le plus important du monde [avec 2 960 stèles, dont 2 874 abritant les corps des soldats canadiens, NDLR] et pourtant il était totalement oublié dans les commémorations nationales”, dénonce-t-il. Avec détermination, il décide d’organiser une cérémonie canadienne, la première d’une longue série.

“Le Canada a payé un très lourd tribut. Les soldats qui sont venus combattre pendant la bataille de Normandie étaient très jeunes, et pour une grande majorité volontaires. Nous leur devons de relater leur histoire et de faire vivre leur mémoire”, insiste-t-il. 

Ces cinquante dernières années, Michel Le Baron, de nombreuses fois récompensé pour son engagement, a ainsi organisé des dizaines et des dizaines de commémorations et d’hommages aux soldats canadiens et partagé son histoire avec des milliers d’élèves de tous âges. 

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Un musée canadien de la mémoire

Il a aussi œuvré à la création du centre Juno Beach, à Courseulles-sur-Mer. Ouvert en 2003, l’établissement est le seul au monde à être entièrement consacré au rôle des Canadiens dans la Seconde Guerre mondiale. “Le projet avait germé dans la tête d’un vétéran canadien, Garth Webb, dès 1994, lors de sa venue pour le 50e anniversaire du D-Day”, relate Catherine Quintal, responsable médiation du centre. “Il s’était questionné sur ce qu’il pouvait montrer, en Normandie, à ses enfants et petits-enfants pour relater cet épisode de sa vie. C’est comme cela que lui est venue l’idée d’un musée canadien.”

Au whole, il faut près de dix ans et une forte mobilisation en France et au Canada pour permettre au centre de voir le jour. Et de ce désir de transmission de Garth Webb naît une autre idée : faire des jeunes Canadiens les guides du musée. Chaque année, ce sont ainsi sept jeunes venus de tout le Canada qui sont embauchés pour arpenter les différentes salles avec les visiteurs, revenant tour à tour sur la state of affairs du pays à la veille de la Seconde Guerre mondiale, sur son effort de guerre civil et militaire ou encore sur la façon dont cela a marqué durablement le pays. 

“Je suis venue à Juno Beach il y a dix ans avec ma famille. Ça a été un déclic. Depuis, je suis passionnée d’histoire et je rêvais de travailler ici”, raconte Olina, après avoir fait visiter un ancien bunker à quelques pas du musée. À 22 ans, cette jeune anglophone originaire de Colombie-Britannique et fraîchement diplômée de français fait partie de la petite équipe de guides embauchés jusqu’au mois de septembre. “Au Canada, on connaît tous au minimum quelqu’un qui connaît quelqu’un mort pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour moi, c’est très important de raconter ce qui leur est arrivé ici, surtout aux jeunes comme moi.”

Olina, 22 ans, fait partie des jeunes Canadiens embauchés comme guides au centre Juno Beach, en Normandie.
Olina, 22 ans, fait partie des jeunes Canadiens embauchés comme guides au centre Juno Beach, en Normandie. © Cyrielle Cabot, France 24

“Nous avons rendu la maison aux Canadiens”

De l’autre côté de la plage, à Bernières-sur-Mer, les pieds dans l’eau, une belle demeure avec des drapeaux canadiens accrochés aux fenêtres apparel l’œil des quelques touristes curieux. Sur le perron de la porte ouverte, Nicole Hoffer affiche un grand sourire. 

Depuis de nombreuses années, elle et son mari, désormais décédé, ont fait de cette grande maison de vacances typiquement normande l’un des factors de rassemblement les plus importants des vétérans canadiens et de leurs descendants. Pour trigger, située à l’extrémité de la plage, elle aurait été, selon les récits des soldats contés au fil des années, la première maison libérée le 6 juin 1944 sur Juno Beach. 

“Cette maison appartenait aux grands-parents de mon mari. Ils en étaient propriétaires depuis 1936. À partir de 1942, elle a été occupée par les Allemands. Et cela a été une grande chance”, raconte Nicole Hoffer. “Puisqu’elle était habitée, les Allemands avaient pour ordre de ne pas la détruire. Et les Alliés avaient la même consigne car la maison était la première que l’on apercevait depuis le large et servait donc à se repérer !”

Nadine Hoffer accueille depuis 40 ans les vétérans et curieux chez elle, "la maison des Canadiens".
Nadine Hoffer accueille depuis 40 ans les vétérans et curieux chez elle, “la maison des Canadiens”. © Cyrielle Cabot, France 24

La famille Hoffer récupère la maison après la guerre, endommagée, mais toujours debout. Et pendant longtemps, son histoire est restée un mystère. Il faut attendre les années 1980 pour que le récit éclate au grand jour. “Je m’étonnais parce que je voyais tout le temps des gens, parfois en larmes, s’arrêter pour prendre la maison en photo. Mais personne dans la famille ne savait expliquer pourquoi. J’ai fini par aller poser la question à un groupe – c’étaient des vétérans canadiens qui m’ont dit : ‘C’est notre maison ! Nous avons débarqué ici et nous l’avons libérée’. C’est là que nous avons appris que notre maison était tout un symbole”, poursuit-elle.

Depuis, la famille s’est donnée pour mission d’ouvrir la porte de sa “maison des Canadiens”. Au fil des années, les amitiés se sont tissées avec des anciens combattants et leurs familles, et le salon, au gré des dons, s’est transformé en véritable musée. Pour chaque objet, une anecdote raconte une histoire personnelle dans la grande Histoire : ici, une peinture du jour du Débarquement faite par un vétéran et deux uniformes, là un ancien téléphone en morse, des médailles, et de vieux billets qui auront permis à un soldat allemand d’acheter sa survie. 

“Les familles nous ont dit souvent que c’est le fait d’être ici qui a permis de libérer la parole de leurs pères, oncles ou frères”, poursuit Nadine Hoffer, émue. “Et pour nous, ça a toujours été très fort d’être face à ces témoins.”

“On m’a souvent critiquée, au début, parce que j’ouvrais ma porte à des étrangers. Mais on leur devait bien ça. Car ils sont venus et ils nous ont libérés”, termine-t-elle.

Aujourd’hui, alors que les vétérans sont de moins en moins nombreux à frapper à sa porte, la maison comme la cérémonie prend une nouvelle dimension. Car désormais, ce sont surtout des scolaires qui franchissent le palier pour apprendre l’histoire de ces murs. “Il n’est plus question uniquement de se recueillir, mais aussi de transmettre la mémoire aux enfants pour que tous ces souvenirs ne disparaissent pas avec nous”, insiste-t-elle.

Pour les 80 ans, comme chaque année, la maison accueillera une “cérémonie à la lanterne”. “Quelques jours avant, on allumera une lampe. Et le soir du 6 juin, on ira rendre cette flamme de la liberté à la mer. On distribuera une fleur à toutes les personnes présentes et elles pourront nous accompagner à l’eau pour y déposer la fleur. Le tout au son des cornemuses”, raconte-t-elle. 

Devant "la maison des Canadiens", en Normandie, un panneau explicatif détaille son rôle lors du Débarquement.
Devant “la maison des Canadiens”, en Normandie, un panneau explicatif détaille son rôle lors du Débarquement. © Cyrielle Cabot, France 24

“Redonner vie aux soldats”

À l’picture de la “maison des Canadiens”, à la lisière de Caen, l’abbaye d’Ardenne est elle aussi devenue un lieu emblématique pour les Canadiens. Mais c’est une histoire bien plus sombre qui l’accompagne, relatée sans relâche depuis plus de 60 ans par la famille possédant le domaine situé juste en face, celle de Gabrielle Vico.

C’est dans cet endroit que Kurt Meyer, un commandant SS, avait installé son QG. C’est ici aussi que sont morts, exécutés sommairement, les 7 et 8 juin 1944, vingt Canadiens faits prisonniers au cours des combats à proximité pour la libération de Caen.

La voix posée, assise dans son fauteuil roulant dans un salon de l’abbaye, Gabrielle Vico raconte une nouvelle fois l’histoire. Après le départ des Allemands, “la famille est rentrée chez elle en août 1944. Mon mari, Jacques, et ses frères, ont commencé à retrouver des corps début 1945”, commence-t-elle. “Les deux plus jeunes ont d’abord remarqué que la terre, au pied d’un petit marronnier, avait été remuée. Ils ont creusé jusqu’à tomber sur un uniforme enfoui.” 

Après cela, les découvertes macabres se sont enchaînées. “En mai 1945, mon mari Jacques, engagé dans la Division Leclerc, était de retour en permission. Il a demandé à un radiesthésiste [une personne qui se dit sensible aux radiations, NDLR] d’examiner l’ensemble du terrain. De nouveaux corps sont découverts.” Au whole, 19 cadavres seront ainsi déterrés. Un est toujours manquant. 

Jusqu’aux années 1980, ces vingt victimes ne sont “que des noms sur une stèle commémorative”. Jusqu’à l’arrivée d’un officier canadien : Ian J.Campbell. “Après son passage à l’abbaye, il a décidé de faire des recherches pour retracer la vie de chacun des soldats exécutés et d’en faire un livre, en anglais. Mon mari a poursuivi son travail et traduit de grandes parties en français”, poursuit-elle. “À sa mort, j’ai décidé de m’en inspirer pour faire des panneaux et des brochures expliquant qui étaient ces soldats. Ils ont ainsi retrouvé leur visage et leur histoire. Cela leur redonne vie”, sourit-elle.

Aujourd’hui, bien que presque centenaire, Gabrielle Vico proceed de traverser quasi quotidiennement la rue pour remplir le casier des brochures et à raconter l’histoire auprès de nombreux élèves. Et de reprendre, comme Nicole Hoffer, Michel Le Baron et les autres passeurs de cette mémoire canadienne, le même message : “Ils ont eu un rôle si important. Ils nous ont libérés ! Nous leur devons bien ça.” 

https://www.france24.com/fr/france/20240525-un-r%C3%B4le-si-important-%C3%A0-juno-beach-en-normandie-la-m%C3%A9moire-vive-du-d%C3%A9barquement-des-canadiens