« J’aimerais dîner avec Charles Péguy, Albert Camus et Hannah Arendt » | EUROtoday

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Il nous reçoit dans son salon du 7e arrondissement, silencieux et saturé de livres. Ils sont partout – sur les étagères, les rebords, les tables basses – mais rien ne déborde : tout est rangé, classé, soigneusement ordonné. Une bibliothèque vivante, à l’picture d’un homme que la tradition habite. À 75 ans, Alain Finkielkraut lit à la lumière du monde et proceed d’écrire contre le vacarme du temps. Lorsqu’on l’interroge sur ce qui a façonné son imaginaire, sa voix grave, précise, se fait soudain plus douce. Il évoque une séance de cinéma sous les étoiles dans un kibboutz, l’éblouissement d’un premier Dostoïevski à quinze ans, la joie presque enfantine d’un live performance de McCartney et ces larmes d’enfant, versées un jour devant un western avec Gregory Peck, quand un père abattait son fils au nom de l’honneur. Stabilo à la foremost, Pléiade à portée, le philosophe lève le voile sur son panthéon intime, où la fidélité aux grandes œuvres est aussi une manière de résister au présent.

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Le Point : Le premier livre qui vous a marqué ?

Alain Finkielkraut : Sans doute Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski. J’avais quinze ans. Ce monologue effréné m’avait fasciné. Je ne suis pas sûr d’avoir tout à fait compris, mais l’histoire entre le héros et une prostituée m’avait profondément frappé : une relation semble s’esquisser entre eux, et le héros, mû par un amour-propre délirant, saccage cette relation. J’ai toujours trouvé cette histoire absolument horrible. Je l’ai lue sans doute un peu trop tôt dans ma vie. Mais c’est cela, l’agrément de la littérature. C’est pourquoi la « littérature jeunesse » me paraît être une disaster : il est essentiel de lire trop tôt, de découvrir des chefs-d’œuvre qui vous dépassent.

C’était aussi le cas pour Sartre : lorsqu’il a lu Madame Bovary à quinze ans, il a évoqué, dans ses mots, « la volupté de comprendre sans comprendre ». Et cette volupté-là, je l’ai éprouvée. Après Les Carnets du sous-sol, j’ai dévoré, entre quinze et dix-sept ans, d’autres romans de Dostoïevski : L’Idiot, Crime et châtiment, Les Frères Karamazov, et même L’Adolescent.

Et si vous ne deviez garder qu’un seul roman de Dostoïevski ?

Je reste très attaché aux Carnets du sous-sol, mais si je devais choisir un roman, ce serait sans doute Crime et châtiment.

L’auteur qui vous a donné envie d’écrire ?

Les auteurs que j’aime, en général, ne me donnent pas envie d’écrire, ils me paralysent. Ils me font sentir que l’essentiel a déjà été dit. Pour écrire, j’ai dû surmonter la crainte révérencieuse que m’inspiraient les grands auteurs.

Vous n’avez jamais tenté d’écrire un roman vous-même ?

Non. Je connais mes limites. Je n’ai jamais essayé de sauter à la perche non plus ! Cela a l’air facile quand on regarde Armand Duplantis, mais pourtant…

Vous avez souvent des livres avec vous lors de vos déplacements. Y a-t-il des ouvrages dont vous ne vous séparez jamais ?

J’ai toujours beaucoup de livres ouverts devant moi. Barthes disait que La Recherche de Proust était pour lui une sorte de session biblique, un va-et-vient fixed entre l’actualité et l’histoire racontée. Moi, je lis peu la Bible, mais je pratique ce sort de lecture avec d’autres auteurs, notamment des quasi contemporains : Milan Kundera, par exemple. Je prépare actuellement une émission, et j’ai récemment relu un passage de L’Insoutenable Légèreté de l’être que je citerai sans doute. Et, bien sûr, Philip Roth, qui proceed à m’éclairer, y compris sur la réalité la plus immédiate. Je pense notamment à La Contrevie, qui est, à mes yeux, le plus grand roman jamais écrit sur Israël.

Philip Roth occupe manifestement une place à half pour vous. Quels sont ses livres qui vous marquent le plus ?

Je dirais que La Contrevie est son plus grand roman, mais mon préféré reste Pastorale américaine. C’est d’ailleurs le seul roman de Roth que n’aimait pas Josyane Savigneau, qui a beaucoup écrit sur lui. Elle trouvait ce livre trop naturaliste. Elle aimait Roth dans la mesure où il lui rappelait Philippe Sollers. Moi, je n’ai jamais pensé à Sollers en lisant Roth !

Pastorale américaine est un roman somptueux. Le personnage central, Seymour Levov, ne ressemble en rien à Roth : c’est un homme qui s’assigne pour mission de maîtriser ses désirs et son destin, contrairement au héros du roman précédent de Roth, Le Théâtre de Sabbath. Et cet homme est dévasté pour l’histoire. J’admire chez Roth la capacité de voyager hors de lui-même, alors que ses détracteurs le caricaturent souvent en auteur purement narcissique.

Quant à La Contrevie, sa virtuosité formelle m’émerveille à chaque relecture. Roth y accueille toutes les dissensions de l’âme juive, tout est là, y compris ce qui était en germe dans la crise actuelle en Israël. Certains parlent aujourd’hui d’une guerre civile en Israël : ils ont raison. Et cette guerre civile est déjà présente dans La Contrevie. Ce n’est pas seulement de la prescience : c’étaient des choses que l’on pouvait entendre à l’époque. Lui a su les transformer en roman, il a su épouser chaque trigger – celle du partisan de la colonisation en Judée-Samarie comme celle du défenseur d’un compromis avec les Palestiniens. Aujourd’hui, ce serait plus difficile : Israël est désormais déchiré entre deux incarnations irréconciliables du judaïsme. Il faudrait un romancier succesful d’aller plus loin encore que Roth. Mais est-ce doable ?

Avez-vous une manière particulière de lire ?

Je lis avec un Stabilo. Je souligne avec plaisir, même les éditions de la Pléiade, malgré leur papier bible. J’aime la matière des livres, les objets.

Et au cinéma, quel est votre premier memento marquant ?

Oui. J’avais dix ou onze ans, dans un kibboutz. Avec ma mère, nous sommes allés assister à une séance de cinéma en plein air, chacun apportant sa chaise. Le movie, c’était La Violetera, avec Sara Montiel. Je ne me souviens plus vraiment de l’intrigue, mais je garde intacte l’émotion de cette première grande séance de cinéma, sous les étoiles…

À LIRE AUSSI Denis Brogniart : « La Joconde, pour moi, c’est un tableau fade et moche » Quels jeux faisiez-vous enfant ?

Des jeux ? Non, je faisais mes devoirs. Quand je rentrais de l’école, ma mère me préparait un sandwich, puis elle me mettait au travail. Mais j’aimais beaucoup jouer au soccer. Cela me venait de mon père : il allait voir, un dimanche sur deux, les matchs du Racing, l’ancêtre du PSG. Il disait : « Dès qu’Alain sera aussi grand que la desk, je l’emmènerai au foot. » À partir de huit ans, donc, j’allais au Parc des princes. Je commentais tout le temps, à haute voix ! J’imagine que cela agaçait les voisins, mais ils ne disaient rien. À la maison, je rejouais les matchs dans la baignoire, avec le pommeau de douche en guise de micro. Je hurlais mes propres commentaires !

Auriez-vous aimé devenir commentateur sportif ?

Oui, j’aurais aimé. C’était peut-être mon premier rêve professionnel.

Regardiez-vous des dessins animés ou des séries télé ?

Des séries télé, non, il n’y en avait pas beaucoup. Mais je regardais un petit feuilleton, Le Temps des copains, tous les soirs à 19 h 40. Henri Tisot, qui allait devenir célèbre pour ses imitations de De Gaulle, y tenait un rôle. C’était l’histoire de trois amis étudiants, montés à Paris pour suivre leurs études et découvrir la vie. J’aimais beaucoup ce feuilleton : il parlait d’amitié, de liberté, d’insouciance – tout ce qui fait rêver quand on est enfant.

Et aujourd’hui, quels seraient vos deux ou trois movies préférés ?

Je dirais Amarcord de Fellini, Scènes de la vie conjugale, Fanny et Alexandre de Bergman, Barry Lindon de Stanley Kubrick. Et, plus récemment, EO réalisé par Jerzy Skolimowski, un movie bouleversant sur les pérégrinations d’un âne à travers l’Europe.

Et du côté des séries télévisées récentes ?

La première série qui m’a profondément marqué, c’est Urgences. Ensuite avec The West Wing (À la Maison-Blanche en VF, NDLR), j’ai découvert toute la noblesse narrative que pouvait atteindre une série. Plus récemment, j’ai été très impressionné par Disclaimer et surtout par Adolescence. Je ne comprends pas qu’on ait voulu réduire Adolescence à une critique du masculinisme : c’est passer complètement à côté de l’essentiel. La série montre au contraire l’affect mortifère des réseaux sociaux sur la jeunesse. Elle dit quelque selected de profond sur l’adolescence d’aujourd’hui.

Et en musique, vers qui vont vos préférences ?

McCartney. J’aimerais pouvoir citer Bach ou Schubert, mais je ne suis pas un grand mélomane, hélas. Quand je suis déprimé, je préfère rester dans le silence. Mais quand l’envie d’écouter me prend, c’est vers McCartney que je me tourne – aussi bien le McCartney des Beatles que celui d’après. Je suis subjugué, envoûté par sa voix. Nous sommes récemment allés le voir en live performance : il avait 82 ans. C’était absolument extraordinaire.

Et parmi les chanteurs plus récents, certains trouvent-ils grâce à vos yeux ?

Non. Je suis resté fidèle aux chanteurs de la rive gauche : Léo Ferré, Brel, Brassens, Jean Ferrat, Barbara. Adolescent, j’avais une véritable ardour pour Ferré. J’achetais ses disques, j’allais l’écouter en live performance. Aujourd’hui, tout cela s’est interrompu. Peut-être aussi parce que je ne suis plus au courant de ce qui se fait. Mon pessimisme est entretenu par mon ignorance.

À LIRE AUSSI Eva Bester : « Cioran va toujours plus mal que moi » Si vous pouviez inviter trois personnages, vivants ou morts, à dîner, qui choisiriez-vous ?

Je ne prendrais pas trop de monde. Je choisirais d’abord Charles Péguy. Ensuite Albert Camus. Puis Hannah Arendt – qui fumait comme un sapeur ; il faudrait ouvrir toutes les fenêtres ! Et si on pouvait surmonter la barrière de la langue : Vassili Grossman.

Vous avez été proche de Milan Kundera. Que retenez-vous de votre relation ?

Je ne crois pas avoir de véritable remorse. Kundera ne se livrait jamais entièrement à l’amitié ; il fuyait les explications. C’est lui qui, au début des années 1990, m’a alerté sur ce qui se passait en Yougoslavie. Il avait écrit un très bel article en faveur de la Slovénie. Mais plus tard, il a un peu pris ses distances avec la guerre en Bosnie-Herzégovine, je n’ai jamais réussi à comprendre ce revirement. Je regrette seulement de ne pas avoir pu en parler avec lui. Malgré cela, nous sommes restés proches, même si les discussions étaient moins fréquentes, moins intimes. Dans les moments difficiles, il était là et jusqu’au bout j’ai été le voir. Je garde de lui cette phrase, qui proceed de m’accompagner : « Alain Finkielkraut est l’homme qui ne sait pas ne pas réagir. »

La dernière fois que vous avez pleuré devant un movie ou un livre ?

Je ne pleure pas beaucoup. Mais je me souviens, enfant, d’une séance au cinéma Pacific, boulevard de Strasbourg. Nous étions allés voir Les Grands Espaces, avec Gregory Peck. Il y a une scène où le père du méchant tue son propre fils pour sauver l’honneur. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, et j’en ai voulu à mes dad and mom de m’avoir emmené voir cela.

À LIRE AUSSI Éric Dupond-Moretti : « Je me serais bien vu vivre dans un movie de Sautet » Un movie inavouable que vous aimez ?

La Boum 2. Pas le premier, non : LaBoum 2, parce que les dad and mom se réconcilient à la fin. Je l’avais vu avec Olivier Nora. J’ai toujours été profondément touché par les scènes de réconciliation : elles me tirent des larmes de bonheur, de soulagement.

Une série que vous aimeriez revoir ?

Les Soprano. James Gandolfini était un acteur exceptionnel. J’ai été très affecté par sa mort.

Des movies que vous aimez revoir ?

Le Parrain – surtout le premier. La scène du mariage reste inoubliable. J’adore aussi Voyage au bout de l’enfer. Tout ce qui précède l’enfer du Vietnam est extraordinaire. Les grands movies américains savaient encore prendre leur temps.

Et enfin, un roman récent qui vous a marqué ?


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Panthéon : chaque samedi, une personnalité dévoile les œuvres qui ont nourri son imaginaire culturel.


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