Damso, le rappeur qui a mis dix ans à sortir des ténèbres | EUROtoday

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À l’event de la sortie de BĒYĀH, annoncé comme son dernier album et disponible ce vendredi, Damso se dévoile plus que jamais. Introspectif, plus apaisé, ce disque résonne comme un adieu. Mais faut-il le croire ? À l’heure où l’artiste belge semble refermer une web page, il faut se memento d’où il vient.

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Mars 2017. Il fait encore frais à Bruxelles. Damso arrive d’un pas lourd, chemise de bûcheron sur le dos, capuche sur la tête. Il s’installe à la terrasse d’une brasserie et commande un thé vert. Sur scène, il livre des récits de sexe, de mort et de dérive avec fureur. En face de nous, il sourit timidement, laisse traîner les silences, parle avec gravité. Révélé par Booba après une longue période de galère, Damso type enfin de l’ombre. À 24 ans, il vient de décrocher un disque d’or et s’apprête à sortir Ipséité, un second album où l’introspection vire à la confession brutale.

La noirceur pour seule vérité

À ses débuts, il sidère par des textes sans filtre, mêlant crudité, lucidité désespérée et fulgurances poétiques. « La noirceur de mes propos dépeint la réalité. Je pense que l’on passe plus de temps à souffrir qu’à être heureux, et ça se reflète dans mes sons. La vie est dure et trash », nous confie-t-il alors. Et d’ajouter : « On m’avait prévenu que mes titres ne seraient pas joués parce que j’utilise des mots trop crus, et alors ? Je ne peux pas débuter ma carrière en faisant des concessions avec ce que je ressens. » Ce sera son credo.

Le 28 avril 2017, Ipséité type et c’est une déflagration : numéro un des ventes, plus de 100 thousands and thousands d’écoutes en un mois. Mais le succès, déjà, lui pèse. À Bruxelles, il ne peut plus visiter un appartement sans être attendu par une trentaine de followers. Il rêve de retrait, s’installe en périphérie, écoute Agnes Obel pour panser ses plaies.

Puis vient la première grande polémique. La Fédération belge de soccer lui commande l’hymne des Diables rouges pour la Coupe du monde 2018, avant de faire volte-face, sous la pression d’associations féministes dénonçant le sexisme de certains de ses textes. Damso encaisse, mais refuse de s’excuser. « Je ne me sens pas du tout misogyne, mais j’avais envie de comprendre pourquoi l’on pouvait penser ça de moi », nous expliquait-il alors. En public, il ironise sur le « coup de pub ». En privé, il se documente. Il lit Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, King Kong Théorie de Virginie Despentes, De la marge au centre de bell hooks. Fidèle à lui-même : ne pas céder, mais comprendre.

À LIRE AUSSI Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient » Car derrière la provocation apparente, ses textes disent aussi la complexité d’un rapport aux femmes traversé par la peur de faire mal et par une culpabilité sourde qu’il s’efforce d’apprivoiser. L’un de ses premiers titres, Amnésie, qu’il refuse aujourd’hui d’évoquer, reste l’un des plus sombres de son répertoire. Il y raconte le suicide de son ex-compagne, qu’il n’a pas su empêcher, dit-il, « à trigger de [son] manque de compassion ». Un texte cru, viscéral, qui parle d’une douleur si profonde qu’elle en devient indicible.

De Kinshasa à Bruxelles

Mais ses failles plongent plus loin encore. Pour en saisir l’origine, il faut remonter à la chute d’un empire. Dans le fracas des années 1990, le régime Mobutu s’effondre, emportant avec lui le Zaïre, en proie à la guerre civile. À cinq ans, William Kalubi, futur Damso, fuit Kinshasa. Réfugié dans le nord du pays, puis exilé à Bruxelles à neuf ans, il découvre le déracinement. Un nouveau continent, un hiver sans lumière, une réalité sociale à apprivoiser.

À LIRE AUSSI RD Congo : le jour où le destin du Zaïre a basculéDans la capitale belge, la musique s’impose comme une échappatoire. Dans un coin du salon, il observe ses frères bidouiller des prods, les imite, puis s’émancipe. Il écrit ses premiers textes aux toilettes, s’enregistre sur le PC familial, découvre le movement. À 14 ans, il forme son premier groupe, OPG, mais sa mère le pousse vers les études. Il s’inscrit en psycho, puis en advertising, tout en bricolant ses morceaux dans un studio de fortune monté avec son cousin. Il rappe dans un micro de webcam, apprend à mixer. En 2014, Salle d’attente, sa première mixtape, passe inaperçue.

Excédé, son père le renvoie à Kinshasa, à l’université protestante, rêvant de faire de lui un « grand économiste ». Mais c’est à Bruxelles que le déclic a lieu. Lors d’une soirée, un ami DJ passe l’un de ses morceaux. Le public s’embrase. Il lui envoie la vidéo. Damso, à 9 000 kilomètres, regarde la scène sur son téléphone. C’est un électrochoc.

Sur un coup de tête, il prend un avion pour revenir. « Laisse-moi juste sept mois pour percer », dit-il à son père avant de raccrocher. William coupe les ponts avec sa famille et apprend à dormir dans la rue. « Il avait toujours un sac sur le dos, comme s’il sortait du sport, alors qu’il dormait dehors, mais il ne voulait plus rien demander à personne », raconte l’un de ses amis. Pour se payer ses periods en studio, il travaille dans un magasin de farces et attrapes et compose ses prods dans les information du Forem, le Pôle emploi belge.

En mai 2015, à bout de souffle, il envoie des morceaux à Olivier alias Le Motif, producteur belge qui est aussi le frère de Shay. Le mail est sobre : « Voilà vieux, que l’histoire se crée. » Trois titres, dont Débrouillard et Peur d’être sobre. Long silence. Puis Le Motif les transfère à Booba. Le Duc flaire le potentiel. Il intègre l’un de ses titres sur une mixtape OKLM, convie le rappeur belge sur le titre Pinocchio, puis le signe sur son label 92i. Le type Damso, cru, dense, poétique, se fait entendre. Il entre enfin dans la lumière.

Booba, le tremplin et la rupture

À l’époque, Booba, peu prodigue en compliments, le considère comme son héritier naturel. En janvier 2018, lors d’un dîner à Miami, devant un steak de thon et des spaghettis, il livre son admiration sans détour : « Damso, je l’ai signé sur un seul couplet. C’était une prise de risque, mais je savais qu’il avait un gros potentiel. C’est un mec complet, le seul à être aussi fort. C’est MC Solaar dans le turfu. Il écrit mieux que des poètes de mes couilles. Il a un don, comme Zidane dans le foot : tu peux pas tricher avec ça. Et surtout, il évolue. Batterie Faible (son premier album, NDLR), pour lui, c’est de la merde. Comparé à ce qu’il a fait ensuite, c’est le jour et la nuit. »

À ce moment-là, Damso pense déjà à son troisième album. Ultra-perfectionniste, il n’écoute que ses intuitions. En 2018, on le retrouve à Bruxelles, reclus à Ixelles, dans l’un des plus prestigieux studios d’Europe, l’ICP. Il s’y enferme pour composer Lithopédion. « Quand je me suis enfermé dans ce studio, je me suis totalement coupé du monde », soufflait-il en nous accueillant. De cette retraite naît un album d’une noirceur crépusculaire. Là où l’on aurait pu croire la reconnaissance apaisante, le disque se révèle encore plus désabusé. Il y parle de dépendances, de relations bancales, de paternité difficile, de détachement filial.

Dans Lithopédion, Damso pousse l’exploration plus loin : écriture abstraite, références psychanalytiques. L’album est plus froid, plus psychological. Booba, en tant que patron du 92i, s’oppose à certains morceaux, estimant que le rappeur belge s’éloigne trop de ce qui a fait son succès. Damso refuse de transiger. « Je suis venu avec une imaginative and prescient pure, personnelle et easy, nous expliquait-il avant la sortie. L’industrie a essayé de la rendre impure, impersonnelle et compliquée. Si je perds ma ardour, j’arrête d’écrire. » Avant d’ajouter presque en colère : « Dès mes débuts, j’ai dressé le compte du nombre d’albums que je ferais. On m’a dit de refaire un tube à la Macarena, mais je ne fonctionne pas comme ça. L’important, c’est que ça vienne des tripes. » Dans le morceau de clôture, William, il laisse même entrevoir que ce disque pourrait être le dernier.

Damso préfère écouter son intuition que céder aux injonctions ou conseils de celui qui l’a révélé. Entre le Duc de Boulogne et lui, l’éloignement devient rupture. En juillet 2018, il officialise son départ du label 92i. La brouille s’envenime sur les réseaux sociaux, mais Damso l’assume : mieux vaut la marge que le compromis.

L’introspection comme ligne de entrance

Il annonce alors une pause, se met à écrire pour les autres (Kendji Girac, Louane, Shay), puis revient en 2020 avec QALF, publié sur son propre label. L’album bat des data – 14,3 thousands and thousands de streams en un jour – et marque un tournant. Le « je » s’efface au revenue d’une voix plus spirituelle et méditative. Il évoque la transmission, la mort, l’Afrique, la solitude. Les morceaux sont traversés par le silence, les textures éthérées, les harmonies introspectives. Damso devient presque mystique : moins de punchlines, plus de mantras.

Un morceau résume cette mue. « Deux toiles de mer ». Une boucle douce, mélancolique. La voix de son fils, en éclat fragile. Damso y vide son sac : les remords, la honte, la peur de blesser à son tour. « Ce sont les bouts de mon cœur brisé qui blessent / Quand on le touche, on y reste », clame-t-il. Un chagrin qu’il tente de tenir à distance, sans jamais vraiment s’en défaire.

En 2021, il type une réédition de son album, QALF Infinity, avec dix nouveaux titres. En parallèle, il multiplie les collaborations (Aya Nakamura, Disiz), mais reste avare de prises de parole. Après trois albums, Damso se retourne sur lui-même et revisite son propre parcours. La violence brute de ses premiers textes, souvent perçue comme gratuite, apparaît désormais comme l’expression d’émotions complexes, l’impossibilité de relations amoureuses stables quand on devient célèbre, la confiance qui se raréfie. Il parle aussi sans détour des pièges de la notoriété, des addictions, des illusions dissipées. En 2023, il replonge dans une solitude volontaire, aménage un camping-car en studio nomade. Comme s’il lui fallait de nouveau du silence pour entendre ce qui bouge en lui.

En octobre, avec QALF Live, une nouvelle réédition de son précédent album comprenant des enregistrements sur scène, il laisse filtrer une annonce : BĒYĀH sera son prochain – et peut-être dernier – album. Mais fidèle à ses revirements, il publie entre-temps un disque shock : J’AI MENTI, en novembre 2024, d’abord présenté comme un easy EP.

Sortir du système avant qu’il ne vous use

Depuis plusieurs années, l’idée d’un dernier album airplane au-dessus de lui, comme une échappée nécessaire face à une industrie musicale qu’il juge sans âme ni défi à sa mesure. Il la examine à un milieu « carcéral de luxe » et critique sa logique d’épuisement des artistes, qui finissent à vide. Lui refuse cette fatalité. « Ce n’est pas la recherche de gloire qui m’a amené à la musique, mais le problem et l’exutoire », explique-t-il dans une interview aux Inrocks, dont il fait de nouveau la Une en ce mois de mai 2025.

Dans ce lengthy entretien, il raconte avoir étudié méthodiquement les trajectoires de ses aînés – Charles Aznavour, Johnny Hallyday, Youssou N’Dour… – pour comprendre ce qui use ou préserve. « C’est un peu grossier, mais je suis arrivé au constat qu’après dix, quinze ans dans le métier, on trouve deux catégories d’artistes, conclut-il. Il y a ceux qui continuent, lessivés. Ils font plein de choses, mais tu sens qu’il n’y a plus d’âme ; ils tournent encore, mais tu vois sur leur visage qu’ils n’existent plus, que ce ne sont plus que des noms. Et puis il y a les autres, beaucoup plus rares, qui sont très inspirants pour moi parce qu’il se dégage d’eux une forme de sérénité et de sagesse. » Il ajoute : « Quand je livre ma musique, c’est très précieux pour moi. Ça doit avoir du sens. »

BĒYĀH n’est pas une fin, c’est une ligne de fuite. Derrière l’introspection, il y a une trajectoire : celle d’un enfant confronté très tôt à la violence : celle de la guerre, de l’exil, puis de la rue. Une violence que Damso n’a jamais cherché à enjoliver, mais à contenir, à canaliser, voire à expurger. Aujourd’hui, ses morceaux dessinent un parcours de résilience.

Damso semble soulagé, sans jamais effacer sa half d’ombre. Récemment, il a confié à GQ s’être astreint à un travail plus profond sur lui-même. Méditation, jeûne de parole, respiration contrôlée : il cultive une forme de self-discipline intérieure pour gagner en clarté. Il consigne ses pensées dans un manuel des émotions, un carnet de bord où il observe intuitions, maximes, repères, comme autant de jalons pour traverser les jours sombres. Et lorsqu’on réécoute les paroles de sa chanson Kietu, en 2017, une chanson où il s’interroge frontalement sur son identité, on mesure le chemin parcouru. À l’époque, il écrivait pour survivre. Aujourd’hui, il écrit pour se transformer. Aller mieux est devenu une méthode, presque une éthique.


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Alors que se dessinent pour lui d’autres horizons, dans la mode ou le cinéma, l’année 2025 ne sonne pas comme la fin d’une carrière, mais d’un cycle. Près de dix ans après son premier album, il livre l’un de ses projets les plus intimes. Et rappelle que, chez lui, chaque silence contient la promesse d’une renaissance.

BĒYĀH (Trente-Quatre Centimes). Sortie le 30 mai.


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