« L’écriture m’a ramenée à la vie » | EUROtoday

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C’est un livre qui, en quelques semaines, a pris tout le monde de court docket. Publié sans tapage en février par les Éditions du Sous-sol, Mon vrai nom est Élisabeth, d’Adèle Yon, s’est imposé comme l’un des textes les plus puissants de 2025. Un premier roman phénomène porté par la pressure de l’écriture, la cost politique et intime de son sujet, l’audace de sa forme et une intensité émotionnelle uncommon.

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Deux déflagrations intimes ont mis Adèle Yon sur la piste de son arrière-grand-mère, Betsy, de son vrai prénom Élisabeth. À 25 ans, l’âge precise auquel celle-ci avait été internée, l’autrice vit une relation toxique et start à douter de sa santé mentale. Puis, en 2023, son grand-oncle Jean-Louis, l’un des fils de Betsy, se suicide. Dans les affaires de Jean-Louis, Adèle retrouve une picture d’identité d’Élisabeth : un visage vidé, deux marques sombres sur les tempes.

À partir d’un minutieux travail d’archives (lettres, dossiers médicaux, témoignages, images), Adèle Yon reconstitue alors le destin de cette femme effacée, dont le prénom avait disparu des conversations familiales, si ce n’est comme une determine spectrale, transmise de génération en génération comme un avertissement : celui d’une folie potential, héréditaire, tapie dans l’ombre. Elle découvre une femme libre, combative, brisée par un mari autoritaire et six maternités imposées.

Mon vrai nom est Élisabeth n’est pas qu’un récit d’enquête familiale. C’est une traversée, une plongée dans les zones grises de la mémoire et de l’héritage. Celle des silences de la filiation, des traumas transmis, d’une colère longtemps contenue. En partant sur les traces de son arrière-grand-mère, l’autrice révèle ce que la psychiatrie d’après-guerre a infligé aux femmes jugées « trop » libres, « trop » vives et « trop » indépendantes. Page après web page, Adèle Yon redonne un corps, une voix, une histoire à ces femmes qu’on avait voulu faire taire. Elle interroge ce que la médecine a permis, ce que les familles ont tu, ce que les femmes ont subi. Elle nomme les abus de pouvoir, l’emprise conjugale, la violence institutionnelle. Ce livre est une enquête, mais aussi une tentative de réhabilitation mémorielle. Une œuvre à la fois intime et politique, où la langue, tendue et pudique, semble creuser des brèches dans le silence.

Depuis sa parution, et plus de 70 000 exemplaires écoulés, Mon vrai nom est Élisabeth bouleverse les lecteurs (prix Essai de France Télévisions, Grand Prix des lectrices du journal Elle, prix littéraire du Nouvel Obs), suscite des débats, réveille une mémoire collective. Un chagrin enfoui et un besoin de réparation. Nous avons rencontré longuement Adèle Yon pour revenir avec elle sur la genèse de ce texte, la determine d’Élisabeth, et ce que signifie écrire quand le silence a tout recouvert.

Le Point : Votre livre s’ouvre sur une picture d’identité d’Élisabeth, retrouvée dans les affaires de votre grand-oncle après son suicide. Ce cliché, cru et bouleversant, devient une pièce centrale de votre enquête. Pourquoi avoir choisi de ne pas la montrer alors qu’elle est au cœur du livre ?

Adèle Yon : J’ai choisi de ne pas la montrer justement parce qu’elle agit comme un cadre invisible. On ne la voit pas, mais elle contient toute l’histoire : l’effacement, l’oubli, la transmission empêchée. C’est une absence qui parle. Commencer par elle, c’était dire que tout half de là, de ce qui a été tu, et qu’il faut aller chercher. C’est aussi à ce moment-là, à la mort de Jean-Louis, que ma grand-mère me dit : « C’est le dernier chapitre de ton enquête. » Ce mot, « chapitre », rend tout à coup l’écriture potential. Voire nécessaire. Jusque-là, je menais cette enquête presque en secret, parallèlement à ma thèse. Je me posais des questions très personnelles : « Est-ce que moi aussi je suis folle ? Suis-je en prepare de rejouer cette histoire ? » Mais à ce moment-là, la mort de Jean-Louis et la parole de ma grand-mère ont tout fait basculer. Je comprends que ce n’est pas seulement une histoire intime, c’est aussi une histoire familiale. Ce n’est pas le début de l’enquête, mais c’est le début du livre. À partir de là, je décide que ma thèse, ce sera ça. Cette histoire-là.

Vous racontez qu’au début Élisabeth était pour vous une sorte de determine cauchemardesque. Comment cette picture a-t-elle évolué au fil de vos recherches ?

Dans les récits familiaux, elle apparaissait comme une grand-mère un peu folle, presque comique. Pas menaçante. Mais dans mon imaginaire à moi, elle était une silhouette vide, une absente effrayante. La peur de la maladie mentale incarnée. Et puis il y a eu la picture. Son visage, ses traits, son regard… Tout a basculé. J’ai cessé de voir un monstre inventé. C’est devenu un être humain. Et j’ai pu, enfin, la regarder. Ensuite, les lettres, les souvenirs et les récits m’ont permis de découvrir une autre picture, inimaginable jusque-là : Élisabeth avait été belle, vive, pleine de pressure. À la fin, c’est cette image-là que j’ai gardée. À l’opposé de celle du départ.

Dans votre livre, on comprend qu’Élisabeth ne vous effraie pas seulement vous, mais qu’elle hante aussi toutes les femmes de la famille, à des moments clés de leur vie. Comme si se confronter à elle était une étape obligée.

Oui, complètement. Il y a un second très fort durant mon enquête, que je raconte tel quel dans le livre : j’étais chez ma grand-mère, en prepare de chercher dans les papiers de famille, et ma tante m’appelle. Elle me dit simplement : « Tu sais, Adèle, toutes les femmes de la famille, à ton âge, ont posé des questions sur Élisabeth. » Comme si c’était un ceremony de passage. Comme s’il fallait, à un second donné, se confronter à cette histoire pour pouvoir devenir une femme. À 18 ans, par exemple, j’ai fait beaucoup de crises d’angoisse. Et là encore, on m’a dit : « Tu sais, dans la famille, il y a quelqu’un… » Sous-entendu : il faut faire consideration, la folie rôde. C’est ça, en fait. Élisabeth, c’est l’incarnation, dans notre imaginaire, de la peur de la maladie mentale.

Imaginez… Vous grandissez sans mère. Elle est internée avant même votre naissance. Vous ne l’avez jamais connue. Et autour de vous, personne ne prononce son nom.

Pourquoi cette histoire a-t-elle été si difficile à raconter dans votre famille ? Et pourquoi a-t-il fallu le suicide de Jean-Louis pour qu’un début de parole s’amorce ?

Déjà… Je ne suis pas sûre que la parole se soit vraiment libérée, même après le suicide de Jean-Louis. Ce n’est pas comme si, tout à coup, les gens se mettaient à parler. Mais il y a eu une sorte de brèche. Quelque selected s’est fissuré dans la stupéfaction. Jean-Louis s’est suicidé, et ça a tellement choqué que, pendant un second, les personnes qui jusque-là refusaient de parler étaient… un peu désarmées, comme prises de court docket.

Mais je crois que ce n’est même pas tant qu’elles ont commencé à parler. C’est plutôt que cette mort-là, moi, elle m’a fait me dire : « Il faut que j’interroge les autres. Ceux qui sont encore en vie. » Avant, je ne me sentais pas du tout légitime. J’avais peur, je ne voulais pas déranger, je me disais que ce n’était pas ma place. Et là, tout à coup, je me suis dit : « Non mais, en fait, c’est essential. C’est encore là. Ça agit aujourd’hui. » Et donc, je me suis mise à les interroger.

Ce n’est pas tant eux qui se sont ouverts, que vous qui avez franchi un seuil…

Voilà. Je me suis autorisée à y aller. À poser des questions. À creuser. Parce que cette histoire, l’histoire d’Élisabeth, elle proceed d’avoir des effets. Elle proceed de produire du silence, de la peur, de la souffrance. Et Jean-Louis, il en était l’exemple le plus frappant.

Pourquoi ce silence ? Qu’est-ce qui faisait si peur ?

Imaginez que vous grandissez sans mère. Elle a été internée avant même votre naissance. Vous ne l’avez jamais connue. Elle n’a jamais été là. Et autour de vous, personne ne prononce son nom. Votre père, c’est-à-dire son mari, ne parle jamais d’elle. Jamais. Elle n’existe pas dans les mots. Alors, vous grandissez dans le silence. Dans quelque selected d’opaque. Vous sentez qu’il y a un vide, un creux, mais on ne vous le nomme pas. Et ce vide, au bout d’un second, il se remplit de haine. Parce que c’est plus easy d’en vouloir à cette determine absente, à cette mère qui ne vous a pas aimée – en tout cas, c’est comme ça que ça se construit – que d’affronter la douleur.

Et puis il y a le regard des autres. On est dans une société très bourgeoise, où l’picture compte, où il faut tenir un rang. Et vous êtes « la fille de la folle ». Tout le monde le sait. Vous sentez qu’on vous regarde comme ça. Alors, pour vous protéger, vous construisez une carapace. Vous renforcez le silence. Vous effacez tout ce qui pourrait ramener à elle. À sa folie. À votre honte. Et pendant ce temps-là, l’enfant, lui, manque de mère. Il manque de mots. Il manque de récits. Et à la place, il y a le vide, la honte et cette espèce de peur sourde et constante.

Ce silence, vous le montrez bien, est à la fois un traumatisme hérité et une forme de safety. Il suffit de lire ce texto que vous envoie la sœur de votre grand-mère : « Je ne répondrai à aucune query et je ne veux rien savoir. »

C’est exactement ça. Ce silence-là, c’est à la fois le signe des traces que cette histoire a laissées, et un mécanisme pour s’en protéger. De la half de la sœur de ma grand-mère, ce n’est pas du déni, c’est presque plus profond. Refuser de savoir, c’est sa manière de rester debout. Je pense qu’elle ne considère pas que je cherche la vérité. Elle ne donne pas le même sens que moi à ce mot. Pour elle, ce n’est pas une quête de vérité, c’est une mise en péril. Parce que chacun se construit sur des récits nécessaires à l’équilibre. Alors quand elle me dit qu’elle ne veut rien savoir, je pense qu’elle exprime, consciemment ou non : « Ce que tu pourrais m’apprendre déséquilibrerait trop la manière dont je me suis construite. » Et ce serait invivable pour elle.

Ce silence, au-delà de sa fonction protectrice, prolonge-t-il une forme de violence ? Une violence faite à Élisabeth ?

Oui, c’est une query essentielle. Le silence peut, parfois, être un refuge. Mais dans ce cas précis, on dépasse le silence : on entre dans l’oblitération. Un effacement pur et easy. Et c’est là que la violence apparaît. Toute la place qu’Élisabeth n’a pas pu prendre, c’est André, son mari, qui l’a occupée. Il était partout. Dans les réunions de famille, les célébrations. De son vivant, on fêtait chacun de ses anniversaires : il était entouré, célébré, dessiné, encensé. Et après sa mort, ce fut presque encore plus fort. On célébra ses anniversaires à titre posthume, on parla de lui sans cesse. Aujourd’hui encore, il est omniprésent.

Ce déséquilibre dans la mémoire familiale devient une violence en soi…

Bien sûr. André, c’était le héros de guerre, le grand-père pieux, le patriarche impeccable. Celui sans qui, selon la légende familiale, cette famille aurait cessé d’exister. Et en face, Élisabeth : son prénom même ne pouvait pas être prononcé. Ni ce qu’elle était pour chacun : ma mère, ma grand-mère, notre aïeule. Elle n’existait pas dans les conversations. Mais quand on parle d’une femme qui a été tuée symboliquement – tuée par l’establishment psychiatrique, par les récits familiaux, par l’effacement –, le fait que sa mémoire elle-même ne puisse pas exister, c’est une violence supplémentaire. Une mort de plus.

Et il y a une selected que je trouve atroce, c’est qu’on a enterré Élisabeth à côté d’André. Ça, je n’arrive pas à m’en remettre. C’était son bourreau. Et elle est avec lui, jusque dans la mort, dans l’éternité. Elle est morte seule, internée. Lui, de son côté, quand elle est sortie, il avait déjà refait sa vie. Et pourtant, à la fin, on les a réunis comme s’ils avaient été un couple uni. C’est d’une violence inouïe.

Ce que vous décrivez, c’est aussi ce que produit la mémoire familiale : une narration different. Une autre « vérité ».

Oui, c’est ça. Ce n’est pas forcément un mensonge, c’est… une vérité construite, une vérité qui organize, qui permet de vivre. Mais ce qui est vertigineux, c’est que parfois, en fin de vie, cette vérité-là vacille. Et là, on se demande : est-ce qu’on peut revenir en arrière ? Est-ce qu’on peut vivre autrement, après avoir ouvert cette boîte de Pandore ? C’est vertigineux, oui. Mais je pense que le cerveau est plus plastique qu’on ne le croit. Et ma grand-mère en est la preuve. C’était elle, la determine d’autorité après la mort de son père. C’est elle qui a tenu tout l’équilibre familial, qui représentait la voix du père. Et aujourd’hui, elle a intégré Élisabeth dans sa vie, dans ses souvenirs, dans sa représentation du monde.

À partir d’un easy défaut de communication, d’une relation étouffante, d’un homme violent, on peut sombrer.

Et ce changement s’est produit tard…

Très tard. Ma grand-mère avait 81 ans quand ça a commencé à bouger. Elle a lu le livre. Et la première selected qu’elle m’a dite, c’est : « C’est étrange de se voir comme un personnage. » C’est ça qui l’a marquée. Et puis on a eu une longue dialog. Elle m’a raconté ce qu’elle avait vu de sa mère, ce qu’elle avait découvert grâce au livre… C’était comme si une présence absente, un être manquant, devenait soudain tangible. Le manque était là depuis toujours, mais masqué par autre selected. Et tout à coup, Élisabeth reprend sa place. Pas une place inventée, pas une place de substitution. Sa place naturelle, légitime. Parce qu’on ne remplace pas une mère, en tout cas, jamais complètement.

Au fil du livre, l’picture d’une femme « schizophrène » laisse place à celle d’une femme hypersensible, non désirante et révoltée contre son milieu. À quel second cette bascule s’est-elle imposée à vous ?

Ce qui m’a marquée, c’est qu’on lui reprochait de ne pas avoir un « intuition maternel très développé ». Mais ce que je comprends surtout, c’est qu’elle souffrait. Peut-être qu’elle ne voulait pas d’enfants. Peut-être qu’elle n’en était pas succesful, ou qu’elle n’était pas prête. Et comme elle n’a jamais été diagnostiquée pour sa dépression post-partum, elle n’a jamais su que c’était ça. Le basculement, pour moi, il se fait quand je lis les lettres. Ce ne sont pas tant des lettres « de malade » ou « de pas malade », ça ne veut rien dire. Ce que je vois, c’est la violence de son mari, André. Et là, je comprends. Parce qu’au même second je vis une relation amoureuse toxique. Et je me dis : « Si j’étais née à cette époque-là, dans ce kind de société, dans ces situations, moi aussi, je pourrais être détruite. » Je comprends que son destin aurait pu être le mien. Un easy défaut de communication, une relation étouffante, un homme violent peuvent nous faire sombrer. Et dans une société comme celle d’alors, où les femmes n’étaient pas protégées, ça pouvait aller jusqu’à l’internement. J’ai ressenti ça. Ce second où on perd pied à trigger de l’autre. Où on se dissout dans la relation. Où on ne sait plus qui on est. Je pense qu’Élisabeth a vécu ça jusqu’au bout. Mais dans un contexte qui permettait qu’on vous enferme pour ça.

Vous évoquez une correspondance glaciale, presque contractuelle, entre Élisabeth et son mari. Que vous a révélé ce que vous avez lu sur la norme conjugale de l’époque ?

C’est ce qui me sidère. C’est glacial. Presque contractuel. On dirait une négociation entre deux events. Il incarne une norme conjugale… totalitaire. La foi, la famille, la guerre rédemptrice, la mission de l’homme sur terre. Il décide. Il tranche. Il incarne cette idée que la femme est faite pour avoir des enfants, qu’un couple est fait pour fonder une famille, level closing. Et en face, Élisabeth lui écrit des choses d’une lucidité incroyable. Elle exprime ses besoins, ses limites, ce qui fait qu’un couple peut ou ne peut pas fonctionner. Elle parle de ses désirs et de son autonomie avec une clarté que je trouve fascinante aujourd’hui. On prend conscience qu’elle était très libre. Très seule, aussi. Mais libre. Dans sa pensée, dans son exigence.

Pourquoi avoir fait le choix de ne pas commenter cette correspondance ?

Parce que je n’en ai pas besoin. Ils parlent très bien pour eux-mêmes, tous les deux. Il n’y a rien à ajouter. Je pense que le lecteur ou la lectrice, avec sa propre expérience, est parfaitement succesful de ressentir ce qui se joue dans ces lettres. Ça passe directement par le smart. Il suffit de lire.

Vous avez aussi retrouvé des méditations religieuses écrites par André dans lesquelles il parle d’Élisabeth. On y lit par exemple cette adresse à Dieu : « Que Betsy, guérisse vite. Ou rappelez-la à vous. »

Quand j’ai lu ça, j’ai compris. Parce qu’entre-temps j’avais trouvé un doc médical où il est écrit que c’est le père et le mari qui prennent la décision de faire une lobotomie. J’avais besoin d’une affirmation, d’être sûre. Et cette phrase-là, elle valide tout. Il a véritablement pensé et arbitré qu’il valait mieux que cette femme meure plutôt qu’elle ne soit pas comme il voulait qu’elle soit.

C’est ce qui vous fait dire qu’il a probablement été à l’origine de sa lobotomie.

Oui. Il y a des paperwork, et cette phrase, surtout, qui donne accès à sa logique profonde. Elle doit être ce qu’il veut ou disparaître. Il n’y a pas d’autre choix acceptable pour lui.

La lobotomie n’est pas née d’une tentative de comprendre le cerveau. Elle n’est pas l’aboutissement d’une recherche, elle est une réponse sociale.

Dans la deuxième partie du livre, vous racontez justement tout le parcours médical d’Élisabeth. Vous montrez remark la psychiatrie a parfois servi à faire taire des femmes considérées comme « trop ». Vous écrivez que la lobotomie servait souvent à faire disjoncter. L’enquête vous a-t-elle amenée à reconsidérer ce qu’on appelle « la folie » ?

Ce qui m’a le plus sidérée, c’est mon revirement. Au départ, je pensais que ces pratiques, aussi violentes soient-elles, étaient au moins motivées par une croyance médicale. Je pensais que les médecins de l’époque croyaient sincèrement que la folie était localisée dans une zone du cerveau et qu’en opérant on pouvait l’enlever comme on retirerait une tumeur. Ça ne rendait pas la selected moins horrible, mais au moins, il y avait cette idée d’un geste rationnel, motivé par une intention de soin. Et puis, en lisant des articles médicaux de l’époque et les textes des psychiatres, je me rends compte que non, ce n’est pas du tout le cas. Les médecins savent qu’ils n’interviennent pas sur la trigger. Ils savent qu’ils ne guérissent rien. Et malgré cela, ils décident de manière parfaitement cynique qu’il vaut mieux que ces personnes vivent à moitié plutôt qu’elles continuent à déranger. Ce que ça dit, c’est qu’il existe des vies jugées inutiles, indésirables, trop bruyantes. Et qu’on préfère les réduire et les neutraliser pour préserver la société. C’est un arbitrage fondamentalement violent. Philosophiquement glaçant.

La lobotomie n’est pas née d’une tentative de comprendre le cerveau. Elle n’est pas l’aboutissement d’une recherche, elle est une réponse sociale. Une manière de neutraliser. De faire taire. De rendre inoffensives ou obéissantes des femmes qui dérangeaient. C’est ça qui m’a bouleversée. De comprendre que ce n’était pas un soin, mais une mise à distance. Une forme d’effacement.

En épluchant les archives, vous êtes tombée sur des pratiques glaçantes comme les cures de Sakel.

À l’époque, c’était considéré comme un traitement « moderne » et rapide de la schizophrénie. Le principe était easy et terrifiant : injecter de fortes doses d’insuline pour provoquer un coma hypoglycémique. Le cerveau, privé de sucre – donc d’énergie – s’éteignait temporairement. Puis on réanimait les patientes en leur injectant du glucose. C’était censé « réinitialiser » le psychisme, comme on redémarre une machine. (Silence.) Ce qui me sidère, au fond, ce n’est pas seulement la violence de la méthode, c’est la froideur avec laquelle elle est appliquée. L’automatisme. La banalité de cette brutalité psychiatrique. Ce sont des femmes en détresse, et on leur inflige ça à la chaîne, sans leur consentement, sans réel diagnostic. On parle d’« hystérie », de « dépression nerveuse », sans jamais écouter ce qu’elles disent. Leur refus, leur douleur et leur colère sont perçus comme des symptômes à faire disparaître. Et dans le cas d’Élisabeth, ce qui me bouleverse, c’est qu’elle n’a jamais été reconnue comme une femme en souffrance. Juste comme une femme dysfonctionnant. Une anomalie à corriger.

Vous montrez que la psychiatrie a longtemps servi à faire taire des femmes trop vives, trop autonomes. Cela vous a-t-il fait reconsidérer ce qu’on appelle la « folie » féminine ?

Oui, et je pense que ce mécanisme est toujours à l’œuvre. Psychiatriser la parole des femmes reste un outil de domination. Ça se produit encore aujourd’hui – dans des relations intimes, dans les médias, dans les tribunaux. Des pères qui demandent la garde des enfants en expliquant que la mère est « folle », par exemple. Et ce qu’on voit dans les années 1950, avec l’hystérie ou la lobotomie, s’inscrit dans la continuité de ce que vivaient déjà les femmes au XIXe siècle : on leur retirait l’utérus sous prétexte que la supply du mal était dans leurs organes. C’est la même histoire. La même volonté de contrôler, de faire taire, d’invalider l’autonomie.

Au fil de l’enquête, la colère m’a saisie. Elle a changé ma manière d’écrire. J’ai commencé à écrire avec mes impacts.

Ce mot, « trop », revient souvent. Est-ce un mot qui vous a poursuivie ?

Oui. Et c’est l’un des moments les plus troublants de mon enquête. Je l’ai vécu comme une révélation. J’étais en prepare d’interroger la fille cadette d’Élisabeth, la petite sœur de ma grand-mère. Cela a été notre seul entretien. Je lui demandais pourquoi elle pensait que sa mère était folle. J’essayais de la pousser dans ses retranchements, de comprendre ce qui, pour elle, avait justifié cette idée. Elle finit par dire : « Elle a toujours été comme ça. Elle était… trop. » Ce mot-là lâché m’a traversée. Parce qu’au même second j’ai entendu en écho toutes les fois dans ma vie où on m’a dit que j’étais trop. Que je parlais trop, que je travaillais trop, que je prenais trop de place, que j’étais trop intense. Et je me suis dit : « Mais si j’étais née à la même époque, on m’aurait peut-être reproché exactement les mêmes choses. On m’aurait enfermée moi aussi. » Mais il s’est passé quelque selected d’autre, de très fort. Je me suis dit : « Mon “trop” est légitime. Il a le droit d’exister. » Et cette enquête m’a permis d’assumer ça. C’est l’une des plus grandes transformations que j’ai vécues. Me dire que je n’ai pas à m’excuser d’être entière, vivante, energetic. Que ce qu’on appelle « trop », c’est peut-être juste être pleinement là.

Vous écrivez que la colère est aussi ce que vous partagez avec Élisabeth. Est-ce cette colère, justement, qui a rendu potential le livre ?

Même si ce n’est pas qu’un livre de colère. Mais c’est cette colère-là qui a rendu potential l’écriture au sens fort : écrire un livre, pas une thèse. Moi, j’ai appris à écrire à distance. Je viens de la recherche, j’ai été formée à traiter des matériaux en gardant une forme de distance. Et là, au fil de l’enquête, cette colère m’a saisie. Elle a changé ma manière d’écrire. J’ai commencé à écrire avec mes impacts, avec ce qui me traversait, avec ce que je voyais traverser les autres aussi. L’écriture est devenue un espace où je pouvais accueillir ça – et prendre en compte sa dimension collective. Parce que ce qui me met en colère, ce n’est pas seulement ce qui est arrivé à Élisabeth, c’est que son histoire est celle de beaucoup d’autres femmes de son époque. Et celle de beaucoup d’autres aujourd’hui.

C’est ce que vous dites à la fin du livre : que vous espérez qu’il puisse aussi libérer celles qui se sont construites dans l’idée qu’elles étaient trop fragiles. Qu’aimeriez-vous leur dire aujourd’hui ?

Déjà, il y a de nombreux tempéraments différents. Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut pas être fragile. Il y a des personnes qui le sont, d’autres moins. Et c’est très bien comme ça. Ce que je veux dire, c’est qu’on a une marge de manœuvre. Une liberté, même partielle, par rapport aux schémas dont on hérite. Ce n’est pas parce qu’on vient d’une lignée abîmée qu’on est condamné à la reproduire. On n’est pas dans une tragédie grecque. On n’est pas obligé de rejouer sans fin ce qui s’est passé avant nous. Et la seule manière de mettre de la distance, c’est de nommer. De comprendre. De parler. Tant que les choses restent souterraines, tues, floues, elles nous gouvernent. Et on a l’impression que ce sont des malédictions. Alors que ce sont juste des héritages non identifiés. Ce que je veux dire aux femmes qui se sentent « trop », « fragiles », ou « à la limite », c’est : « Parlez, comprenez, racontez. » Dès qu’on met de la lumière, on gagne une forme de liberté.

Est-ce là, selon vous, la pressure de la littérature ?

Oui, mais pas seulement de la littérature. C’est la pressure de la connaissance, au sens giant. Ça peut être la littérature, la science, l’artwork, le cinéma, la peinture… Tout ce qui nous aide à comprendre le monde depuis là où on se tient. Ce que je défends, c’est un savoir situé. Une connaissance qui sait d’où elle parle et donne à chacun et chacune les outils pour penser par soi-même. On est en permanence soumis à des injonctions, à des récits tout faits, à des vérités qu’on nous assène. Chacun doit pouvoir faire son propre chemin, évaluer les données, les informations, les récits qu’il reçoit – et se demander, au bout du compte : qu’est-ce que j’en pense, moi ? Et ça vaut pour les informations, comme pour les histoires de famille. Comme pour les malédictions qu’on croit inscrites dans nos corps ou nos esprits. Ce n’est qu’en les regardant de près qu’on peut commencer à s’en détacher.

Vous dites que cette peur de « devenir folle » n’est pas seulement la vôtre, mais une peur transmise, presque générationnelle. Comment l’expliquez-vous ?

C’est une peur qui fonctionne comme un schéma répétitif. Et ça ne concerne pas que la folie. C’est comme chez les victimes d’inceste qui redoutent de reproduire ce qu’ils ont vécu. Ou comme cette dialogue qu’on avait avec Lola Lafon à la Villette, sur la répétition d’obsession de la mort dans certaines familles juives : cette façon qu’a la mémoire traumatique de se loger dans les corps, dans les silences, dans ce qu’on n’a pas le droit de dire. Ces traumatismes non dits cherchent à sortir. Ils s’infiltrent. Et il faut s’y confronter pour grandir. Dans ma famille, c’était la maladie mentale. Mais depuis la parution du livre, je découvre que c’est aussi le cas dans plein d’autres familles. Il y a énormément de lectrices qui m’écrivent ou viennent me parler de ça.

Quels retours vous ont le plus marquée depuis la parution du livre ?

Beaucoup de femmes m’ont parlé de la dépression post-partum, et en particulier de sa forme psychotique, qui est encore plus taboue. Ce sont des choses qu’on cache, qu’on ne sait pas nommer. Et ce livre, je crois, contribue un peu à rendre visibles ces réalités. Mais ce qui revient aussi très souvent, c’est cette peur héréditaire : « Moi aussi, j’avais peur d’être folle. Parce que ma mère, ou ma grand-mère, avait été diagnostiquée bipolaire, schizophrène… » Et alors surgit la query : qu’est-ce qu’on en fait ? Est-ce qu’on va nécessairement répéter ça, ou est-ce qu’on peut s’en libérer ?

Vous touchez aussi à quelque selected de plus giant : les secrets and techniques de famille, et la manière dont ils façonnent ou empêchent l’identité.

Oui. Il y a ça aussi : touch upon s’émancipe de ce qu’on a reçu sans l’avoir choisi. Comment on se construit une identité à soi, qui n’est pas uniquement héritée. C’est un processus très complexe, très lent. Et en même temps, je crois qu’il y a, dans ce livre, une pressure qui passe. Ce n’est pas un récit de victime. Élisabeth est une determine détruite, certes, mais dans l’écriture, il y a aussi quelque selected de très affirmatif. De très fort. Moi-même, je pars d’un endroit extrêmement fragile. Mais au fil de l’enquête, au fil de l’écriture, je me redresse. Je prends appui. Et je crois que ça, c’est quelque selected que ressentent aussi les lectrices. Cette idée qu’on peut y arriver. Qu’on peut tenir debout. Qu’on peut transformer ce qui nous a abîmées en quelque selected de solide. Il y a une forme d’empowerment comme on dit en anglais. Je le ressens très fort dans les rencontres. Il y a cette énergie-là. Une confiance. Une sorte d’élan. Une envie d’y croire. Et de dire : « On n’est pas condamnées. »

Diriez-vous que Mon vrai nom est Élisabeth est un livre politique ?

Oui, bien sûr. Même si c’est un mot dans lequel on peut mettre beaucoup de choses. Mais au sens fondamental du politique – c’est-à-dire : qu’est-ce qu’on essaie de faire bouger dans les représentations et dans les violences sociales pour mieux vivre ensemble. Et ce que j’aime profondément, c’est qu’il circule partout. C’est ce qui me plaît le plus : il est lu dans tous les milieux. Le livre traverse les courses sociales, les appartenances idéologiques. Et ça, pour moi, c’est très politique.

Ce qui est étonnant aussi, c’est que le livre est exigeant, dans la langue, dans la documentation, mais touche un public très giant.

Oui, et c’est très enthousiasmant. Je crois que les gens en ont assez qu’on les prenne pour des imbéciles. On dit souvent que les gens ne lisent plus, qu’ils n’aiment pas les textes exigeants, mais ce n’est pas vrai. Il suffit de ne pas les infantiliser. Quand on fait confiance aux lecteurs et lectrices, quand on leur laisse de la place pour réfléchir par eux-mêmes, ils le font. Le cerveau des gens fonctionne très bien ! Ils n’ont pas besoin qu’on leur explique tout, qu’on leur mâche tout, qu’on leur dise ce qu’il faut penser. Et ça, je le ressens très fort. Dans les retours, dans les rencontres. Il y a une énergie, une confiance qui circule. Une forme d’élan, oui. Comme si les gens se disaient : « On peut penser par nous-mêmes. On peut avancer. On peut comprendre. »

Vous l’avez écrit où, ce livre ?

Pendant les trois derniers mois, je me suis enfermée dans une vieille grange dans le Lot, perdue dans la nature, sans voisins. Juste moi, mon ordinateur, et parfois des biches. Je crois que j’avais besoin de cette coupure. Le livre, je l’ai fini comme ça : dans le silence, dans l’épuisement, et dans une solitude extrême. C’était un travail de déblayage, presque archéologique. J’avais l’impression de creuser dans une terre encore fumante.

Vous aviez Internet ?

Non. C’est ce qui m’a sauvée. Je travaillais sur ordinateur, bien sûr, mais sans la connexion permanente, sans les sollicitations. Si j’avais besoin de chercher un truc, je le faisais vite fait sur mon téléphone. Mais pas de notifications, pas de distractions. Et je bosse comme une acharnée. Je start vers 9 heures, je ne m’arrête pas. Il faut littéralement me tirer du bureau pour que je mange quelque selected à midi. Parfois il est 16 heures, je suis au bord de tomber dans les pommes, alors je mange un bout, je marche une demi-heure, je respire… et je m’y remets. Jusqu’à une heure du matin, parfois. Et évidemment, après ça, je n’arrive pas à dormir. Le cerveau proceed à tourner.

Vous arrivez à lâcher prise, parfois ?

Quand j’écris, non. Jamais. Et même quand je n’écris pas, j’ai du mal. Je ne sais pas ne rien faire. Lâcher prise, c’est probablement ce que je trouve le plus difficile au monde. Alors je fais du sport. C’est ma seule manière de débrancher un peu. Avec de la musique très forte, d’autres gens, et là je ne pense à rien. Ce ne sont pas des moments où je pense à moi. Mais au moins, ça me kind de moi.

Quels sont vos projets ?

Aujourd’hui, je donne des ateliers, des cours, je travaille sur un projet de movie avec un historien de la psychiatrie. Et en parallèle, je collabore avec un collectif suisse sur la justice restaurative.

Vous pensez que votre prochain livre repartira d’une expérience vécue ?

Sans doute. Je crois que ça partira toujours, de près ou de loin, de choses vécues – même déformées, même retravaillées. Ce qui m’intéresse dans l’écriture, ce n’est pas d’inventer, je crois. C’est d’person les conditions jusqu’à l’os. Les déplier à l’infini. Aller les gratter, les travailler, jusqu’à épuisement du réel. C’est ça que j’aime : cette possibilité qu’ont les mots de tirer les fils, encore, encore, encore. De faire parler ce qui résiste. C’est ce mouvement-là, très physique, qui m’importe…

Et finalement, écrire ce livre-là, Mon vrai nom est Élisabeth, est-ce que ç’a été une query de survie pour vous ?

Oui. Je crois vraiment. Par rapport à ce que je vivais à l’époque, par rapport à la peur de devenir folle avec tout ce que ce mot contient d’imprécis, de menaçant, d’idées fausses. La peur de l’enfermement, de l’exclusion, du non-retour. Et cette relation amoureuse que je vivais, qui était invivable, violente à un endroit très viscéral. Alors oui, c’est presque de l’ordre de la nécessité vitale. Et ce n’est même pas l’enquête qui m’a sauvée. C’est l’écriture elle-même. C’est elle qui m’a ramenée à la vie.


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« Mon vrai nom est Élisabeth », d’Adèle Yon (Éditions du Sous-sol, 380 p., 22 €).


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