En 1936, mon grand-père brandissait le poing à Paris, en chantant l’Internationale. La même année, un homme, issu d’une famille de commerçants alsaciens israélites, allait devenir président du Conseil et diriger le gouvernement du Front populaire. Subissant la haine des ligues d’extrême droite et un antisémitisme ordurier, il allait pourtant profondément marquer notre pays. Déporté pendant la guerre, il fut un modèle pour de nombreux Juifs.
Après l’horreur de l’Occupation, de la collaboration et de la trahison pétainiste, de nombreux Juifs rescapés et meurtris allaient militer au Parti communiste français. Malgré l’antisémitisme qui sévissait en Union soviétique et la terreur stalinienne, de nombreux Juifs des quartiers populaires crurent au mythe de l’avenir communiste radieux et des lendemains qui chantent. Après la guerre, un autre Juif, du nom de Pierre Mendès France, s’opposa avec virulence à la guerre d’Indochine. Ce républicain exemplaire devint président du Conseil, après la chute de Dien Bien Phu, le 17 juin 1954. Pendant sept mois, PMF allait marquer la IVe République de son empreinte, en s’engageant notamment sur les questions coloniales au Maghreb et la décolonisation.
La gauche parlait aux Juifs, mais…
Dans les années 1960, de nombreux étudiants juifs militèrent au sein de l’extrême gauche, maoïste, mais surtout trotskiste. Ils participèrent aux événements de mai 1968.
Cependant, l’année 1967 marque en France un tournant dans la perception de la question palestinienne. À l’extrême gauche, peu à peu, les Palestiniens furent perçus comme les victimes de la création d’Israël, pays que l’on désigna comme colonisateur. Dans les années 1970, le PCF, qui était encore marqué par le vote de l’URSS en novembre 1947 en faveur de la création d’Israël, se repositionna en faveur de la cause palestinienne et anti-israélienne, laissant de nombreux Juifs désemparés.
En 1977, j’étais encore un adolescent, mais je fredonnais cette chanson engagée, interprétée par Michel Fugain et le Big Bazar : « Accroche à ton cœur, un morceau de chiffon rouge, Une fleur couleur de sang. Si tu veux vraiment que ça change et que ça bouge. Lève-toi car il est temps. » Et, comme de nombreux jeunes de notre âge, nous rêvions de balayer ce « vieux monde » giscardien rigide et nous attendions que la gauche vienne enfin au pouvoir. Dans les années 1980, la plupart des Juifs français étaient de gauche. Mais la révélation des liens profonds entre François Mitterrand et René Bousquet, l’ancien secrétaire général de la police sous Vichy, suscita l’incompréhension et la colère. La journaliste Anne Sinclair le raconte avec émotion, dans une interview : « Les liens de Mitterrand avec Bousquet ont été pour moi un coup de tonnerre et un plafond qui me tombait sur la tête », dit-elle1.
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Dans les années 2000, de nombreux hommes politiques de gauche (mais pas que de gauche) eurent du mal à comprendre que l’antisémitisme venait de se développer chez des jeunes qui vivent dans des quartiers dits sensibles et qui, quelquefois discriminés, sont en quête d’identité. Parallèlement, la gauche semblait ignorer comment et pourquoi les islamistes, l’influence délétère des islamistes dans les banlieues défavorisées, et les prêches sur Internet présentant une vision de l’Islam, menacé par les Américains, les Européens et les Juifs.
D’autres facteurs s’interposèrent. Comme si dorénavant, il fallait peser sur une balance les uns (un électorat d’origine arabe) et les autres (un électorat d’origine juive). En avril 2001, Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et alors délégué national du PS pour les questions stratégiques, fit une note interne destinée à François Hollande et Henri Nallet, chargé des affaires internationales au PS, sur « l’efficacité électorale » des positions du parti, jugées trop favorables à Israël alors que l’électorat d’origine arabe pèse de plus en plus lourd. Ces propos suscitèrent une vive polémique, y compris chez des adhérents et militants du PS. Et Pascal Boniface démissionna du parti en 2003.
De mots en maux, une gauche extrême, surfant sur la braise et semblant flatter son électorat, donna l’impression aux Juifs d’être distante à l’égard de l’antisémitisme, un antisémitisme qui pourtant frappe si douloureusement mes coreligionnaires. Bizarrement, de l’antisémitisme, cette gauche ne voit que celui qui sévit au sein de l’extrême droite. Comme s’il était impossible qu’il pût y avoir un autre antisémitisme, celui qui se développe dans les banlieues, chez les islamistes, et qui frappe les Juifs en tout point du territoire. Comme si l’antisémitisme ne pouvait exister à gauche.
Certains militants et élus condamnent l’antisémitisme, certes, mais souvent il est devenu une sorte de racisme mineur, face à la négrophobie ou « l’islamophobie », qui devient, à gauche et surtout à LFI, un vrai cheval de bataille contre les discriminations et l’extrême droite. Dans ce schéma compliqué, les Juifs ne représentent plus grand-chose, au fond. Et comme, de toute manière, ils sont souvent associés/assimilés à Israël perçu comme la quintessence du mal absolu, pourquoi la gauche extrême devrait-elle sourciller et faire preuve de compréhension à l’égard des Juifs de France ? Ces derniers jours, l’invitation du rappeur Médine au congrès d’Europe Écologie-Les Verts a suscité une vive polémique.
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Espérant quelques vagues excuses de Médine, mais sans qu’une authentique contrition soit requise et qu’elle s’accompagne d’une véritable réparation, la secrétaire nationale d’EELV, Marine Tondelier, a maintenu l’invitation du rappeur en dépit de désaccords chez les Verts. Les maires écologistes de Bordeaux, Pierre Hurmic, et de Strasbourg, Jeanne Barseghian, ont annoncé le 21 août qu’ils ne participeraient pas aux Journées d’été, Yannick Jadot a décidé de ne pas s’y rendre. Pour autant, lors du congrès, Médine a été applaudi chaleureusement par les militants et sympathisants EELV. Pour sa part, le quotidien L’Humanité a interviewé Médine et en a fait sa une, une une qui questionne. Quant à La France insoumise, qui s’est distinguée ces dernières années par quelques sorties particulièrement ambiguës sur les Juifs, les institutions et Israël, de Jean-Luc Mélenchon, elle soutient que les accusations d’antisémitisme à l’encontre de LFI sont orchestrées pour discréditer la gauche. Dans cette logique, elle présente Médine comme étant la victime d’une cabale menée par l’extrême droite et les macronistes et le rappeur est présenté comme un homme au-dessus de tout soupçon qui incarnerait une certaine jeunesse, celle des banlieues.
Le divorce est-il pour autant définitivement consommé ?
Si, à l’heure actuelle, il semble extrêmement difficile de rapprocher les points de vue et de panser les plaies, tant la communauté juive est à cran, doit-on écarter pour autant qu’un dialogue puisse avoir lieu à l’avenir ?
Posons la question autrement, ce dialogue ne serait-il pas nécessaire ? À gauche, certaines voix sont plus mesurées que d’autres. Au PS, notamment, chez les Verts, au PCF et même à LFI, il se trouve ou il pourrait se trouver des interlocuteurs qui accepteraient d’engager une réflexion sur l’antisémitisme ou de dialoguer avec les institutions juives ou des intellectuels.
Il s’agirait de travailler sur le fond. Est-ce qu’il y a de l’antisémitisme dans ce pays et au sein de la gauche ? Comment se manifeste-t-il ? Quels sont les mots qui sont utilisés par des antisémites, aussi, pour diaboliser les Juifs ? Quels sont les maux que cela charrie dans notre société ? L’antisémitisme menace-t-il les valeurs de la République et les valeurs qui sont défendues par la gauche ? Comment déconstruire les stéréotypes ? Comment parler calmement du conflit israélo-palestinien sans craindre d’être forcément taxé d’antisémitisme d’un côté, ou de tomber dans l’hystérie et l’israélophobie, de l’autre ?
Avant que le divorce ne soit définitivement acté entre les Juifs de France et la gauche, il faut reconstruire les bases d’un dialogue commun.
* Historien et essayiste.