La première fois que Julie a entendu parler de tradition d’entreprise, elle venait d’avoir 18 ans et ne savait pas vraiment ce qui se jouait derrière la porte d’un bureau. L’expression s’était glissée lors d’une dialog avec son amie Marie, qui vendait des pulls le week-end chez Uniqlo pour payer ses études de cinéma.
Nous étions en 2008. La firme japonaise venait de débarquer en France, avec ses piles de basiques impeccablement pliés et ses rituels dont on ne savait trop s’il fallait en rire ou les prendre au sérieux. Marie lui avait raconté qu’avant l’ouverture du magasin de La Défense les employés se mettaient en rang. Un manageur du magasin prenait la parole, annonçait les résultats de la veille, les objectifs du jour. Puis venait le second où tous répétaient en chœur les phrases du parfait petit vendeur : « Bonjour Madame, bonjour Monsieur », « N’hésitez pas à faire appel à moi », « Souhaitez-vous un panier ? ». Pour conclure, une phrase en japonais : « Yoroshiku Onegaishimasu. » Traduction approximative : « Je m’en remets à vous. »
Depuis, presque vingt ans ont passé. Il n’y a plus de file devant les magasins de l’enseigne, personne à l’entrée pour saluer les purchasers ou leur tendre un sac. La tradition japonaise a-t-elle fini par se dissoudre dans les habitudes locales ? Julie n’ira pas vérifier si ce rituel existe toujours. Elle travaille désormais à Nantes au service consumer d’une PME qui vend des options informatiques. Il y a quelques semaines, elle a été shock de découvrir de nouvelles affiches dans la salle de repos, juste à côté de la machine à café. Cinq mots inscrits en lettres capitales : « Engagement », « Confiance », « Excellence », « Équipe », « Innovation ». Le lendemain, un mail est tombé, signé de la route. Ces termes, précisait-il, doivent désormais guider toutes les décisions de l’entreprise. « Si je veux être honnête, disons que je n’ai jamais vraiment su ce que voulait dire “culture d’entreprise”, explique-t-elle. Pour moi, c’est surtout du bullshit. Des mots plaqués sur les murs de l’entreprise pour se donner bonne conscience. Ou des trucs un peu forcés, comme les déjeuners d’équipe, où tout le monde sourit sans avoir envie d’être là. »
Ce que l’on voit, ce que l’on partage, ce que l’on croit
Julie est loin d’être la seule à penser que toutes ces belles paroles ne sont que du vent. Et pour trigger. « En France, la plupart des entreprises s’arrêtent au premier niveau de tradition, ce qu’on appelle les artefacts, explique Charles Aymard, docteur en sciences de gestion et associé au laboratoire d’économie et de sociologie du travail du CNRS. Concrètement, c’est ce qu’on voit, ce qu’on montre : les rituels, les objets symboliques, les éléments de langage. C’est le baby-foot dans la start-up, les citations inspirantes au mur, les slogans qui ne veulent pas dire grand-chose. Des signes qui donnent parfois l’phantasm d’une tradition forte, mais qui restent en floor. »
Selon le modèle élaboré dans les années 1980 par Edgar Schein, sociologue et psychologue au MIT, auquel se réfère Charles Aymard, la tradition d’entreprise se construit par strates. Il y a donc d’abord ce que l’on voit. Viennent ensuite les valeurs : c’est ce que l’on croit, ce que l’on affirme défendre. Elles se traduisent dans l’organisation du travail, la manière dont le temps est pensé, les marges de manœuvre accordées aux salariés, la confiance que l’on a ou non dans les équipes. Et, enfin, le troisième niveau : ce que l’on ne dit pas. Ce qui circule sans être formulé. Des évidences partagées, une idée du monde que l’on partage. « La tradition est souvent impulsée par les dirigeants, mais cela ne suffit pas, observe le chercheur. Si les autres salariés, les manageurs ne partagent pas un socle de valeurs communes, ça ne prend pas. Pour structurer une tradition d’entreprise, il faut que cela infuse, que ça résonne avec celles et ceux qui font tourner la boutique. Sinon, ça reste juste un beau discours. »
« Ton profil ne colle pas »
Lætitia Vitaud, autrice et conférencière sur le futur du travail, préfère définir la tradition d’entreprise… en commençant par expliquer ce qu’elle n’est pas. Elle pointe du doigt un idea très répandu outre-Atlantique, celui du tradition match, cette idée selon laquelle un candidat doit « coller » parfaitement à l’esprit de l’équipe. Mais, en réalité, ce critère masque souvent des pratiques d’exclusion et de discrimination, justifiant des décisions arbitraires. « C’est un instrument de pouvoir, fondé sur une définition floue, parfois toxique, de la tradition », explique-t-elle. Une réalité qu’illustre bien Tuan, avec une expérience personnelle qu’il l’a particulièrement marqué. Il y a deux ans, le jeune homme effectue son contrat d’alternance d’un an dans une start-up parisienne de la finance, au service tech. Objectifs atteints, délais respectés. À la fin de son contrat, il espère une embauche en CDI, comme ses collègues alternants. Mais cette proposition ne vient pas. Pour justifier cette décision, son manageur se contente d’une phrase : « Tu comprends, ton profil ne colle pas vraiment à la tradition d’entreprise. » Pendant des semaines, Tuan tourne la state of affairs en boucle, incapable de saisir ce que son manageur a voulu dire. Il scrute ses gestes, cherche une faute, un mail maladroit, une stress mal maîtrisée. Puis la réalité lui saute aux yeux : parmi les 300 salariés de l’entreprise, il est le seul homme asiatique.
Thomas, un collègue de Tuan, se souvient d’avoir été profondément choqué : « Honnêtement, je peux comprendre qu’on ne garde pas tous les alternants, il peut y avoir des raisons budgétaires. Mais, à ce moment-là, l’entreprise n’arrêtait pas de recruter. C’est la première fois que j’ai perçu à quel level il y avait une tradition bro, très blanche. Et surtout, invoquer la tradition pour justifier une telle décision, qu’est-ce que ça veut dire ? » Tuan est asiatique et homosexuel. « Alors oui, ça change du mec qui s’habille en Patagonia, qui vit dans le 11e arrondissement de Paris et qui fait de l’escalade le week-end, poursuit Thomas, qui quittera l’entreprise quelques mois plus tard. Heureusement qu’on bosse dans un secteur qui recrute. »
À LIRE AUSSI « Tripalium » : le mot travail a-t-il vraiment une origine si douloureuse ? Le débat autour des profils trop similaires dans la tradition d’entreprise existe depuis longtemps. Elle proceed de se poser, à l’aune des chiffres sur l’égalité femmes-hommes, du nombre de saisines adressées au Défenseur des droits, et du constat persistant d’un manque de diversité sociale et culturelle dans de nombreux secteurs. Pourtant, des pratiques problématiques n’interdisent pas les virages. Contrairement à ce que l’on croit, même une tradition très toxique peut évoluer, à situation qu’existe une volonté sincère de faire bouger les lignes.
Pour Lætitia Vitaud, l’exemple d’Uber reste sûrement le plus emblématique. En février 2017, Susan Fowler, ingénieure dans l’entreprise, publie un lengthy billet intitulé « Reflecting on a really unusual 12 months at Uber ». Elle y décrit une tradition sexiste, violente, fondée sur la peur et l’obsession de la efficiency impulsée par son PDG, Travis Kalanick. Le texte secoue tout l’écosystème tech. En interne, les réactions s’enchaînent et, dans la presse, les critiques fusent. Quelques mois plus tard, les actionnaires écartent leur dirigeant et nomment à sa place Dara Khosrowshahi, dont les maîtres mots sont écoute, humilité et intégrité. « Son premier chantier a été clair : faire le tri, écarter les profils toxiques, et surtout réduire la dissonance entre ce que l’entreprise racontait et ce qu’elle était vraiment », résume Lætitia Vitaud. Un virage. Et cette fois plutôt dans le bon sens.
La tradition d’entreprise à l’épreuve de la crise financière
En France, le secteur de la tech est sans doute celui qui parle le plus de tradition d’entreprise. Inspiré des récits d’outre-Atlantique, il a repris à son compte le vocabulaire des start-up californiennes, où l’on affiche volontiers ses valeurs, sa rupture avec les anciens modèles et ses promesses de collectif soudé. À la hiérarchie classique, on oppose un administration horizontal. La tradition devient un étendard, repris dans les discours des CEO, affiché dans les classes d’onboarding et dans les posts LinkedIn. Mais, après une décennie de belles paroles, le discours change face au retournement du marché. Depuis deux ans, l’explosion des taux d’intérêt frappe de plein fouet la French Tech : levées de fonds gelées, faillites en série, licenciements à la chaîne. Dans ce nouveau paysage, les discours sur la tradition d’entreprise ne suffisent plus à masquer les plans de rigueur.
Justine a passé plusieurs années dans une start-up dans le recrutement qui se voulait exemplaire en matière de bien-être au travail. Comme beaucoup dans ce secteur, l’entreprise vivait à crédit, portée par des levées de fonds successives, sans jamais atteindre la rentabilité. Puis le vent a tourné. Fin 2023, quand les investisseurs ont commencé à réclamer des résultats concrets, à exiger des retours sur investissement, le discours a basculé. Le 100 % télétravail a été balayé d’un revers de fundamental, les forfaits coworking ont été supprimés, les effectifs réduits. Les indicateurs de efficiency se sont multipliés, imposant un rythme effréné. Et, au début de l’année 2025, le coup de grâce : un plan social, déguisé en plan de départs volontaires. « Je comprends qu’il puisse y avoir un again to enterprise vu le contexte économique, explique Justine. Mais ce qui a été le plus dur à encaisser pour mon équipe, c’est qu’on s’était toujours présentés comme meilleurs que les autres… pour finir par faire pire. Avec le recul, on a l’impression d’avoir été trompés depuis le début. Comme si tout ce qu’on avait fait pendant des années, c’était du vent. »
Comment l’incertitude et l’IA bousculent la tradition d’entreprise
Depuis ce changement de paradigme, Lætitia Vitaud observe un internet recul des avancées sociales qui avaient façonné les cultures d’entreprise. Elle perçoit aussi une forme de paralysie, comme un souffle coupé au cœur des organisations, ainsi qu’une remise en query profonde de ce que recouvre vraiment la tradition d’entreprise. Pour expliquer ce phénomène, elle s’appuie sur le idea d’« incertitude radicale », développé par les économistes John Kay et Mervyn King : « Ils expliquent que nous ne sommes plus dans une incertitude classique, modélisable à travers des scénarios probables, mais dans un monde entièrement inconnu, dont on ignore même les contours possibles. Dans ce contexte, les outils traditionnels de pilotage, comme les plans stratégiques, les feuilles de route, perdent leur sens. »
Face au changement, les entreprises se replient sur des comportements rassurants, s’enferment dans des routines éprouvées, obéissent à des règles immuables, ce que l’on appelle aussi le « conformisme sécuritaire ». Ce réflexe, à la fois protecteur et paralysant, emprisonne l’organisation dans une zone de confort illusoire. Sous le couvert de la prudence, il étouffe l’élan nécessaire à toute transformation profonde. Résultat : on glisse, inexorablement, vers le court-termisme et la réaction immédiate, sacrifiant ainsi la possibilité d’une vraie révolution culturelle. « Aujourd’hui, c’est un peu le roi est nu : on voit qui tenait vraiment à ses engagements et qui ne faisait que répéter ce qui était bien vu de dire, observe-t-elle. Et, en creux, ce qu’on découvre, c’est qu’il existe des entreprises sincèrement engagées. Des cultures solides, portées, incarnées. Ce tri est salutaire. D’ailleurs, tout n’est pas à jeter : il y a encore des entreprises où la tradition d’entreprise est belle, vivante, et pas seulement décorative. »
À LIRE AUSSI Comment l’IA va bousculer nos métiers dans les cinq ans à venirMais ce n’est pas tout : par-dessus la crise économique et le manque de imaginative and prescient à lengthy terme, un autre défi vient s’ajouter, bouleversant profondément la tradition d’entreprise : l’intelligence artificielle. « Une half importante du travail quotidien repose désormais sur l’intelligence artificielle générative, explique Lætitia Vitaud. Cette dépendance modifie profondément nos façons de penser, souvent à notre insu. Peu à peu, on cesse d’exercer notre esprit critique, on abandonne notre touche personnelle. » Cette transformation atteint le cœur même de la tradition d’entreprise, longtemps perçue comme un creuset d’originalité et de créativité. « C’est là que j’évoque l’effet Wall-E, poursuit-elle. Comme dans le movie de Pixar : à drive de déléguer toutes les tâches, on perd la capacité de faire l’effort, de réfléchir, de vérifier, d’affiner. » Le risque est clair : uniformiser les comportements, gommer la singularité des individus. « Ce phénomène dépasse largement l’entreprise, mais c’est au sein des organisations que ses effets se révèlent avec une acuité particulière. La tradition d’entreprise, autrefois vivante, s’expose aujourd’hui au risque de se réduire à une easy façade, truffée de contenus générés par des prompts, dépourvue de sens et de substance. »
Ce lien fragile entre l’entreprise et ceux qui la composent
Charles Aymard et Lætitia Vitaud le répètent avec fermeté : loin d’être un easy idea abstrait, la tradition d’entreprise est un levier indispensable pour attirer et retenir les skills, tout en donnant ce fameux sens au travail que chacun recherche. Elle tisse ce lien fragile et puissant entre l’individu et l’organisation, un fil invisible mais essentiel qui transforme une easy relation contractuelle en un engagement profond.
À Découvrir
Le Kangourou du jour
Répondre
Pourtant, comme nous l’avons vu, ce socle fondamental, celui qui bâtit la confiance et façonne l’identité collective, est aujourd’hui fragilisé. Les logiques financières, avec leur obsession de la rentabilité immédiate, imposent des contraintes qui écrasent la souplesse nécessaire à toute tradition vivante. La standardisation des comportements, quant à elle, gomme les différences et nivelle les singularités, appauvrissant ce qui faisait la richesse des collectifs. Sans oublier le technosolutionnisme, cette foi dans la technologie censée régler tous les problèmes et rendre superflue la complexité humaine. Cette croyance, portée par l’essor de l’intelligence artificielle, menace de déshumaniser les relations au travail en substituant la réflexion et la créativité par des automatismes froids et normés.
Face à ces forces conjuguées, les organisations se tiennent à un carrefour décisif : abandonner leur identité et laisser leur tradition s’effacer ou bien oser la réinventer en renouant avec ce qui fait la singularité des hommes et des femmes qui les composent. Au fond, réinventer la tradition d’entreprise, c’est accepter de cultiver la diversité, encourager l’esprit critique et repenser les modes de coopération. C’est redonner au travail sa dimension humaine, fragile et puissante à la fois, loin des discours creux et des jolies valeurs affichées à la machine à café.
https://www.lepoint.fr/economie/pour-moi-c-est-du-bullshit-a-quoi-sert-vraiment-la-culture-d-entreprise-19-05-2025-2589879_28.php