Julien Dray : « La société française est en train d’imploser »

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Le Baron noir est inquiet. Julien Dray, qui a inspiré le personnage de la série télévisée, sent une colère monter et se cristalliser dans le pays. Elle s’est incarnée dans la manifestation contre la réforme des retraites, jeudi 19 janvier. L’ex-député socialiste y voit plusieurs raisons, dont le dépit grandissant des Français contre la technocratie et la déshumanisation de la société. Dray ne voit pourtant pas tout en noir. Il existe un espace, analyse-t-il, pour une formation de « gauche républicaine », même si le Parti socialiste, dans lequel il a tant milité, le désespère

Le Point : Le mouvement contre la réforme des retraites a été un succès. Que signifie-t-il ?

Julien Dray : D’abord, il faut souligner la sociologie des manifestations. Elle dépasse le public traditionnel, syndical. Les manifestations étaient très mélangées, sociologiquement parlant, avec beaucoup de jeunes, et pas simplement les tempes grises qui défendaient leur retraite. Beaucoup de manifestants disaient d’ailleurs qu’ils défilaient pour la première fois. Cela signifie qu’une vague de fond s’est levée. Et peu importe les chiffres, il est évident que le mouvement était important, en particulier dans les villes moyennes. Il y a une contestation très forte dont le point de départ est la retraite, mais qui recouvre aussi toutes les inquiétudes et les angoisses sociales liées à l’inflation, au pouvoir d’achat, à la précarité. On pourrait dire que la société française est explosive, je crois surtout qu’elle est en train d’imploser.

C’est-à-dire ?

Le sentiment de nos concitoyens est que rien ne marche. L’hôpital est au bord du dépôt de bilan, l’Éducation nationale est une catastrophe… Tous les éléments de cohésion sociale sont en plein dysfonctionnement, avec une pression fiscale qui reste très forte pour les classes moyennes. C’est la toile de fond derrière le conflit des retraites.

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Les dépenses publiques restent pourtant très élevées, l’État providence est toujours là, pourquoi ça ne fonctionnerait plus ?

L’État providence est en crise car il n’a pas été réformé comme il fallait. Il a subi pendant quinze ans les discours de rentabilité, de management, etc. Or il n’y a plus de projet cohérent. L’Éducation nationale en est le révélateur, et ce n’est pas la faute des profs. Nos ministres sont incapables d’expliquer à quoi sert l’école. Les jeunes n’y comprennent plus rien, de la multiplication des sections à Parcoursup. L’école devrait être un moyen de cohésion, ce n’est plus le cas. Elle doit redevenir l’instrument de la promotion sociale. On devrait mettre ses enfants à l’école pour qu’ils soient éduqués et formés. Là, on les met à l’école en allant bosser, point.

La bureaucratie s’est installée partout.

Il ne s’agit donc pas, concernant l’école ou les autres services publics, seulement d’un problème de sous ?

L’erreur serait de croire que cette crise n’est due qu’au manque de moyens. Non. C’est une bureaucratie qui s’est installée partout, avec des procédures épuisantes. Il y a un décalage incroyable entre les annonces du gouvernement et la difficulté des gens à avoir accès à ce qu’il promet. Internet a amplifié ce phénomène. Avant il y avait un peu de vivant. On pouvait s’adresser à des gens qui vous expliquaient, aujourd’hui, on vous dit d’appuyer sur tel ou tel bouton, mais ça ne marche pas toujours ! Je suis sûr qu’une grande partie des aides proposées par l’État ne sont pas utilisées à cause de ça.

Est-ce la faute du gouvernement, ou un phénomène plus général ?

Le gouvernement a tout technocratisé. Il a pour caractéristique l’entre-soi. C’est une élite technocratique. Ce n’est pas un hasard si le terme de déconnexion revient sans cesse. Ce n’est pas un procès qui est fait, c’est un ressenti des gens.

Ceux qui nous gouvernent ne comprennent pas la France, selon vous ?

Ils ne comprennent pas les gens. Les ministres vivent entre eux et disposent de cabinets qui leur pondent des rapports à tour de bras. La présidentielle aurait dû permettre un débat politique et l’adhésion à un projet collectif. Or il n’y a rien eu, à part le barrage au fascisme. On ne peut pas faire deux présidentielles en se fondant seulement sur la lutte contre l’extrême droite. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les seuls grands moments de ferveur, désormais, se réduisent aux événements sportifs. Ils prennent une ampleur démesurée car ils sont les derniers moments d’unité dans le pays.

C’est un exutoire quand on ne croit plus en rien ?

Non, c’est différent. Les gens ont envie de croire en quelque chose, et ils expriment ce besoin. Mais ils ont le sentiment que ce en quoi ils croient se délite. Et on a l’impression que l’État joue avec les gens, ils multiplient les contrôles de toute sorte, par exemple. Il ne faut pas oublier la toile de fond anxiogène, les problèmes d’identité, une politique d’immigration où plus personne ne comprend rien…

Le mouvement des Gilets jaunes, au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, n’était-il pas un signal précurseur ?

Le gouvernement a refusé, avec l’accord d’une partie de la gauche bien pensante, de prendre en considération cette révolte populaire. Il l’a même écrasée. C’est la première mobilisation sociale depuis trente ans avec autant de dégâts humains, je pense aux yeux et aux mains perdus, entre autres. Je ne mets pas en cause la police, mais ceux qui l’ont dirigée. Il y avait une volonté délibérée d’aller à la confrontation.

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Pourquoi ? On ne sait plus débattre en France ?

Non. Je ne sais pas s’il y aura coagulation des luttes, mais quelque chose ne va pas dans le pays, et ce sentiment est très profond. C’est une différence avec les manifestations de 1995, car le mouvement actuel va au-delà des retraites. C’est un problème pour Emmanuel Macron. On a le sentiment qu’il a mis toute sa force dans sa réélection, mais qu’après il ne sait pas quoi faire. C’est comme s’il se lassait. Il se consacre donc aux sujets internationaux au détriment des questions nationales. Mais si les gens qu’il a nommés sont sans doute très compétents, ils sont d’abord des bons technos, de bons élèves des grandes écoles. Il leur manque l’humanité et la compréhension d’un lien profond avec le pays.

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Ce n’est pas nouveau, c’était déjà un reproche récurrent dans le premier quinquennat…

Oui, mais il y a eu le Covid. Malgré ses erreurs, le gouvernement a réussi à recréer des liens durant cette période.

La colère présage-t-elle un blocage social, mais aussi institutionnel ?

Tout est possible. Le plus probable est que la mobilisation va être plus forte. La manifestation de jeudi n’était pas un coup pour rien. Mais le débat va rebondir à l’Assemblée nationale. Pour adopter cette réforme, le gouvernement a passé un accord avec la droite. Mais je pense que, quand les députés LR, qui soutiennent cette réforme, vont voir débouler dans leurs permanences des délégations de gens mécontents, ils vont se dire : mais pourquoi allons-nous nous faire tuer pour Macron ? L’accident parlementaire est le plus probable. Et plus le débat va durer, plus l’accident risque de survenir, parce que la pression de la contestation et du mal-être va s’exercer sur des députés qui ne sont pas issus de la majorité.

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La gauche républicaine n’est ni marginalisée, ni ringardisée.

Le glissement à droite d’Emmanuel Macron ne lui réussit donc pas ?

Je remarque une chose surprenante. Tous les sociologues disaient : la France est désormais majoritairement à droite. Or c’est aussi le seul pays au monde où il y a un débat sur les milliardaires, où la question de la répartition des richesses se pose. Si c’était un pays de droite, on devrait dire : tout va bien, le ruissellement se passe bien, les marchés sont formidables. Pas du tout. D’ailleurs, beaucoup parmi le milieu journalistique vont être déstabilisés. ils pensaient que les seules questions qui se posent sont celles de la violence, de l’insécurité, de l’immigration, ils sont en train de découvrir que la question sociale est plus importante que les autres. La solidarité par le partage, qui est plutôt une notion de gauche, est essentielle dans notre pays. Certains ont cru que cette page était tournée. On pensait que la république sociale n’existait plus, et qu’on était entré dans le triomphe libéral, du chacun pour soi. C’est une erreur, et c’est une tendance récurrente de l’Histoire : à chaque fois que les puissants pensent avoir gagné la bataille idéologique, ils se réveillent un matin et coucou, revoilà le peuple !

Ce climat devrait être favorable à la gauche…

Oui. Il montre à la gauche républicaine que, idéologiquement parlant, elle n’est ni marginalisée ni ringardisée. Il va désormais falloir donner une cohésion et une issue à cette colère. La question n’est pas d’être les champions de la dénonciation, les champions de l’anti-macronisme, mais d’être les porteurs d’un espoir et d’un projet politique qui réponde aussi aux angoisses existentielles sur l’avenir de la planète, le mode de production et de consommation, etc. Le Covid a ouvert une vaste réflexion dans la tête de nos concitoyens sur l’avenir. Ce projet ne doit pas seulement s’adresser à des segments de la société, mais à tout le monde, des patrons de PME aux retraités en passant par les jeunes, les artisans et les ouvriers. On ne va pas s’en sortir en désignant à la vindicte populaire quelques grands milliardaires, même si la question est courageuse. Il faut au contraire porter les questions de justice fiscale, assumer les réformes de l’État providence sans être de simples conservateurs.

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Ces combats étaient ceux de la gauche. Elle a échoué, comme beaucoup le prétendent en visant François Hollande ?

J’ai vu cet échec arriver. Je suis d’accord pour dire qu’un examen critique de la séquence Hollande était nécessaire. Il y a eu des erreurs, et les frondeurs ne sont pas seuls en cause. Elles datent pour moi du début du quinquennat Hollande.

Par exemple ?

L’erreur européenne, lorsqu’on s’est lié les mains sur le plan budgétaire en signant le traité Merkel-Sarkozy. Cette décision de François Hollande a entraîné une politique fiscale qui a trop pesé sur les classes moyennes dès le début du quinquennat, et lui a ôté toute marge de manœuvre. C’est un échec majeur, plus important qu’avec la loi travail ou la déchéance de nationalité, qui n’ont pas été appliquées. Ces décisions sont d’ordre symbolique, et ma critique du quinquennat est plus fondamentale, elle n’est pas sur sa personne

L’école, que vous défendez, n’a pas (ou peu) été réformée…

La gauche a été incapable de mettre en place la réforme des rythmes scolaires durant le quinquennat. Est-ce normal de continuer à enseigner des matières souvent incompréhensibles, à avoir des horaires surchargés, à marginaliser les éléments de cohésion sociale comme le sport ou la musique ? L’école française est la plus ringarde de toutes les écoles européennes. C’est la seule où on fait de la physique ou des maths à quatre heures de l’après-midi ! Pauvres élèves et pauvres enseignants.

Le PS est dans une impasse.

La montée en puissance de la gauche radicale, à rebours de ce qui se passe en Europe, s’explique-t-elle par la colère que vous décrivez ? Jean-Luc Mélenchon est-il le réceptacle de gauche des difficultés françaises ?

La facilité, c’est le radicalisme, la difficulté, c’est le projet réaliste et efficace. La facilité, c’est de raser gratis, de remettre toujours cinq euros dans la machine, ou de raconter des trucs planants. Jean-Luc Mélenchon a oublié tout le programme réformiste. C’est le reproche majeur que je lui fais : on avait inventé avec la Gauche socialiste la capacité d’aller du concret à l’idéal ; lui, il a balayé le réformisme concret et n’a gardé que l’idéal. Il ne répond donc pas aux problèmes auxquels sont confrontés nos concitoyens. Il ne comprend pas la montée de la violence et s’est installé dans un conflit inutile avec la police. Mais il y a un danger : que les plus radicaux se regroupent et se coupent des autres forces de gauche. Dans ce cas, le Rassemblement national ramasse la mise.

Le PS ne peut pas s’y opposer parce qu’il n’est plus une force centrale à gauche ?

Non, pour la raison qu’avec Olivier Faure à sa tête, il n’a pas travaillé. Je lui avais pourtant proposé un projet, avec des cartes d’adhérent à cinq euros, des assises, des débats publics contradictoires. On devait accepter de se faire bousculer, on s’est contentés de quelques auditions. D’où une campagne présidentielle riquiqui, et à l’arrivée le plus grave échec qu’ait connu la social-démocratie en France et en Europe. Et les mêmes disent ensuite : on est fortiches, on a sauvé trente députés !

Il a tenté de sauver ce qui pouvait l’être après la présidentielle avec la Nupes

Ça ne m’intéresse pas. Ce n’est pas une heure de gloire. L’heure de gloire, ça aurait été de ramener le Parti socialiste à 15 ou 17 %. Là, j’aurais dit : chapeau !

Que signifient à vos yeux les résultats du vote pour désigner le premier secrétaire du Parti socialiste, qui montrent un PS divisé en deux ?

Il signifie que le PS est dans une impasse. Il reste une petite énergie avec un peu plus de 20 000 votants, mais la majorité des socialistes est désormais à l’extérieur du parti. Le moment est venu de refonder une grande force socialiste et républicaine, progressiste mais anti-productiviste. L’histoire ne se répète pas de la même manière, mais, comme à certaines heures de la vie du PS, il faut que des jeunes et des moins jeunes se rassemblent pour porter une grande force socialiste et républicaine. Cette force ne devra pas être anti-Nupes. Le débat n’est pas pro ou anti-Nupes, mais quel va être le projet socialiste dans les mois à venir, comment il va pouvoir s’imposer à nouveau pour être incontournable à gauche, par son dynamisme et son réalisme. Mais il y a un vrai travail à effectuer. Il y a de l’huile de coude à dépenser !

Source: lepoint.fr